Francesca, Empoisonneuse à la cour des Borgia
il leur cria de me laisser entrer.
Seules quelques lampes étaient restées allumées dans le bureau. Des ombres grimpaient aux murs en se tortillant, mais quasiment toute la pièce était dans la pénombre. Je fus presque prise de regret à l’idée d’avoir forcé Il Cardinale à me recevoir. Il n’avait pas eu le temps d’ôter sa tenue d’ecclésiastique et me faisait l’effet d’un vieil homme voûté, las de corps et d’esprit. Toutefois, dès que j’ouvris la bouche, une partie de son énergie accoutumée lui revint. Il fit signe à ses secrétaires de sortir, se débarrassa de son épaisse robe et s’assit derrière son bureau pour entendre ce que j’avais à dire.
Il était de mon devoir de lui annoncer qu’il avait malheureusement perdu l’enfant, mais je pus au moins le rassurer sur l’état de santé de Giulia. Ensuite, je lui expliquai ce qu’il s’était passé. Tout en ne cherchant pas à me disculper, j’espérais détourner sa colère de la jeune femme qui avait déjà suffisamment souffert comme cela par son acte irréfléchi.
— Mon impression, précisai-je en pesant mes mots, est que ces courriers étaient échangés en toute amitié et que La Bella y répondait par simple courtoisie.
À la vérité je les avais lus, et avais trouvé la prose d’Orsini plutôt embarrassante – voire affligeante. Il se faisait un souci excessif pour son bien-être, lui confiait son espoir d’être réuni un jour prochain avec elle et parlait sur des paragraphes entiers de la chasse (qui semblait être sa seule activité à la campagne), ainsi que de sa solitude. Tout cela venant d’un homme qui avait les moyens de faire de sa vie ce dont la plupart d’entre nous n’oserions même rêver.
Je n’avais pas eu accès à ses réponses car apparemment elle n’avait pas songé à conserver de copies. Mais je vis bien les petits cadeaux qu’il lui faisait envoyer : un rouleau entier de tissu à broder dont elle ne s’était pas encore servi, un recueil de poèmes qu’elle n’avait même jamais pris la peine d’ouvrir, à première vue, et plus récemment une boîte de figues au miel, dont elle raffolait tout particulièrement.
Le poison se trouvait dans les figues. Une fois revenue dans mes quartiers, j’allumai toutes les bougies et lampes à huile à ma disposition pour avoir le plus de lumière possible, et enfilai des gants. Puis je me mis à ma table de travail. J’enlevai plusieurs figues de la boîte et les ouvrai délicatement. À l’aide d’une lentille que mon père avait fait faire et qui avait pour effet d’agrandir tout ce que l’on regardait à travers, je distinguai des petites particules blanches qui brillaient à l’intérieur du fruit, mais se fondaient si bien avec les grains de la figue que seul un œil averti pouvait les discerner. En poursuivant mon examen minutieux, je découvris également des traces de poudre brune finement concassée, qui devait être la tanaisie.
En plus du miel, les figues avaient été parfumées au safran, à la cannelle et aux amandes. Cela donnait une friandise délicieuse, à laquelle j’avais moi-même eu le plaisir de goûter à l’occasion. Mais toutes ces saveurs étaient également idéales pour masquer le goût amer d’un poison. À en juger par les emplacements vides dans la boîte, Giulia en avait mangé trois. Eût-elle péché par excès de gourmandise qu’elle ne serait plus, à l’heure qu’il était.
— Et il lui envoyait des cadeaux ? demanda Borgia.
— Des petites choses, rien d’extravagant, vraiment.
Peut-être vous interrogez-vous sur les efforts visiblement déployés pour ménager ses sentiments, mais je ne cherchais pas simplement à me soustraire à sa colère. En toute sincérité, je le plaignais. L’expression de profonde mélancolie qu’il arborait et la façon dont ses mains tremblèrent lorsqu’il nous versa à tous deux du vin me laissèrent à penser que ses sentiments pour Giulia allaient bien au-delà du simple plaisir charnel. Il apprenait subitement que le cœur de sa belle lui était disputé, qui plus est par son propre mari, dont on ne pouvait nier les droits moraux et légaux sur son épouse. Il accusait manifestement le coup.
— Et pourtant, reprit Borgia, Orsini n’est pas responsable selon toi ?
C’était le cœur du problème. Le Cardinal dépendait du soutien de la famille Orsini pour obtenir la papauté. S’ils l’avaient trahi, il devait le savoir sur-le-champ.
Weitere Kostenlose Bücher