Francesca, Empoisonneuse à la cour des Borgia
me répondre lorsqu’une voix par trop familière s’éleva dans la pénombre, près de la porte.
— Elle a raison, tu sais, dit simplement César en entrant dans la lumière.
31
L e fils aîné de Borgia, celui qu’il destinait à l’Église, était prêt pour la bataille. Il tenait son casque à la main, mais avait gardé sur lui son plastron de cuirasse en acier brillant. L’épée à sa ceinture était sans ornement, ayant pour seule fonction de tuer. Sous son armure, tous ses vêtements étaient d’un noir austère, chemise, pourpoint, chausses : des habits choisis pour ne pas le gêner pendant le combat. Quand l’envie lui en prenait, il savait s’habiller de façon aussi extravagante que n’importe quel prince ou prélat. Mais pendant la période où je le connus, sa préférence en matière d’habits alla toujours à la tenue de combat – car n’en déplaise à son père, c’était un guerrier-né.
L’irruption soudaine de son fils ne sembla pas surprendre Borgia outre mesure. Il lui fit signe de s’asseoir dans le fauteuil voisin du mien, remplit une autre coupe, la fit glisser vers lui. César but, s’essuya la bouche du revers de la main et annonça :
— J’ai eu ton message. Trois cents hommes d’armes ont marché avec moi depuis Sienne, et deux cents de plus sont à disposition si nécessaire. J’en ai laissé cinquante ici, et j’ai envoyé le reste en ville pour tenter de débusquer ce prêtre fou. A-t-il refait surface ?
Ces préparatifs belliqueux ne me surprenaient pas, et à dire vrai, ils me soulageaient. Mais je redoutais d’autant plus l’issue de toute cette affaire, maintenant.
— Pas encore, répondit Borgia. Mais il y a autre chose.
Calmement, il lui relata les événements des heures écoulées. Je me tenais raide dans mon fauteuil, prête à essuyer les reproches que César n’allait pas manquer de me faire ; il regarda à plusieurs reprises dans ma direction, mais attendit que son père en ait fini pour prendre la parole.
— Je suis désolé pour l’enfant. (Le sentiment approprié ayant été exprimé entre les deux hommes, César passa curieusement sur ma défaillance patente et poursuivit.) Morozzi sait que nous sommes à ses trousses. Où pourrait-il se réfugier ?
— Auprès de Torquemada, suggéra Borgia, si prestement qu’il devait sans nul doute fonder beaucoup d’espoirs sur cette théorie. Éliminer deux ennemis d’un coup serait assurément un bon présage pour la glorieuse papauté qu’il se figurait déjà avoir.
Mais prenons le temps ici de dire un mot sur le Grand Inquisiteur. Vous aurez certainement entendu parler, vous aussi, de cette rumeur selon laquelle Torquemada lui-même descendrait de conversi. Si ses partisans (et ne vous méprenez pas, il en a toujours) le nient farouchement, ceux qui sont bien placés pour le savoir n’hésitent pas à affirmer haut et fort que du sang juif coule dans ses veines. Selon eux sa grand-mère elle-même serait une converso, étant née dans une famille juive de Castille.
À partir de là nous pourrions, pour expliquer son comportement, faire des conjectures – évoquer par exemple la pression terrible qu’ont subie les conversi, en particulier depuis le soulèvement contre eux en Espagne quelques décennies plus tôt, à l’époque de la naissance de Torquemada. Mais j’avoue que je ne goûte pas ce genre d’exercice. Je m’en tiendrai donc à ce dont je reste persuadée : le Grand Inquisiteur était un homme profondément troublé qui cherchait par tous les moyens à se protéger et à expier sa propre culpabilité, dans cette vie comme dans la suivante, en en expédiant d’autres que lui dans les flammes.
Mais revenons-en à notre affaire. Malgré le soulagement teinté de regret qui me serrait la poitrine, je me sentis obligée d’intervenir :
— Le Grand Inquisiteur donnera peut-être asile à Morozzi, mais nous, nous avons un ami parmi les dominicains. Si les deux hommes se retrouvent au chapitre, nous le saurons.
César se borna à hocher la tête.
— Bien. Qu’en est-il de della Rovere ? Morozzi n’irait-il pas le voir lui, plutôt ?
En entendant prononcer le nom de son grand rival pour le trône de Saint-Pierre, Borgia prit un air pensif.
— Peut-être… Mais pour autant que Morozzi et lui aient un but commun, cela m’étonnerait que Giuliano prenne le risque de voir sa réputation ternie en s’acoquinant avec lui. À mon avis, il va tenter de garder
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