Francesca, Empoisonneuse à la cour des Borgia
son amante préférée.
Prudemment, je lui dis :
— Elle a déjà payé sa bêtise fort chèrement.
Borgia soupira, but un peu de vin. Il prit le temps de reposer la coupe sur son bureau avant de reprendre la parole :
— L’enfant… sais-tu… était-ce un garçon ?
On dit toujours que les hommes veulent des garçons car ils les estiment davantage que des filles. Mais Borgia avait déjà deux fils (voire trois, si l’on en croyait leur mère), plus d’autres fils plus âgés qu’une maîtresse lui avait donnés dans sa jeunesse. En revanche, il n’avait qu’une seule fille.
— C’était une fille, lui dis-je avec douceur.
Il détourna le regard, mais pas avant que je ne voie des larmes briller dans ses yeux.
Je patientai autant que possible avant de retourner à l’affaire qui nous concernait.
— Morozzi croit à n’en pas douter que vous allez rejeter la faute sur son mari. Il va s’attendre à vous voir l’accabler et, ce faisant, perdre le soutien de la famille Orsini pour votre élection.
L’expression de Borgia était impénétrable.
— Il va également s’attendre à ce que je m’en prenne à toi.
Soudain apparut dans mon esprit une image de la chambre de torture sous le palazzo. Je la chassai comme je pus de mon esprit.
— Oui, vous avez raison, répondis-je avec un calme qui moi-même me surprit.
Avec tout ce qui s’était passé ce jour-là, je me sentais comme engourdie.
— En fait, il compte peut-être même dessus, poursuivis-je. Le conclave est censé commencer dans deux jours…
Un fait qui m’inquiétait au plus haut point, car je n’avais guère eu l’opportunité, jusqu’à présent, de réfléchir à la meilleure façon d’y assurer la sécurité de Borgia.
— Quatre jours, me corrigea-t-il. La curie a reçu un message du patriarche de Venise. Il est en route pour Rome et nous demande instamment de repousser le début du conclave jusqu’à son arrivée. En vertu de son âge et du respect que nous lui portons tous, sa demande a été accordée.
Je tentai de me souvenir de ce que je savais du patriarche, un homme si âgé que la seule mention de son nom s’accompagnait habituellement d’une exclamation de surprise quant au fait qu’il était encore en vie. Si mes souvenirs étaient exacts, il avait plus de quatre-vingts ans et avait attendu sa calotte rouge de cardinal plus longtemps que tout autre prince de l’Église, puisque Innocent ne l’avait nommé que vers la fin de son règne. Le fait que Maffeo Gherardi fasse le long voyage jusqu’à Rome à son âge était déjà en soi surprenant. Mais qu’il compte arriver ici en assez bon état pour faire son devoir, nonobstant un léger retard, était proprement déroutant. Néanmoins, d’où qu’il vienne ce retard m’allait très bien, si tant est que je reste en vie pour en faire bon usage.
— Si Morozzi réussit à me faire congédier… (Quelle délicate façon d’évoquer mon emprisonnement et ma mort probable sous la torture)… il se rapprochera encore davantage du but qu’il s’est fixé.
— Et tu te crois capable de l’arrêter ?
L’étais-je ? Jusque-là, le prêtre fou avait toujours eu un coup d’avance sur moi. J’avais réussi à lui fausser compagnie au castel, mais seulement grâce à Vittoro et parce que nous avions eu beaucoup de chance. Je pensais avoir démêlé le plan qu’il avait élaboré avec Torquemada, mais si j’avais tort ? Et s’il était en train d’ourdir un tout autre complot contre le Cardinal ? Il était impossible de comprendre réellement comment un esprit aussi tordu raisonnait. La seule chose à faire était de me concentrer sur le but ultime, à savoir l’élévation de Borgia à la papauté. Après cela, s’il plaisait à Dieu, il serait encore temps de régler les comptes en instance avec Morozzi, auxquels il fallait à présent ajouter l’avortement forcé de Giulia.
— Je dois essayer, déclarai-je. Par égard pour nous tous, vous devez me laisser tenter.
Dire à Borgia quoi faire n’était probablement pas le plus sage des actes, mais en cet instant-là je n’avais que faire de manquer de tact. J’attendis… qu’il explose de rage, qu’il appelle la garde, qu’il fasse ce que son cœur lui dictait de faire.
Pendant longtemps il garda le silence, se contentant de rester dans son fauteuil, l’air perdu dans ses pensées. Je ne l’avais jamais vu aussi abattu. J’étais en train de me demander s’il comptait même
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