Francesca, Empoisonneuse à la cour des Borgia
chaude au toucher. Il avait de la fièvre et paraissait désorienté. Je l’ai persuadé de s’allonger et il ne s’est pas relevé depuis. Sa femme est repartie chez eux s’occuper de leurs jeunes enfants, mais j’ai envoyé quelqu’un lui dire de revenir le plus vite possible, du moins si elle souhaite le voir en vie une dernière fois.
— A-t-on une quelconque idée de ce qui est en train de le tuer ?
— Non, confessa Sofia. Son pouls s’est subitement accéléré – mais maintenant il est faible. Le mal s’étend par ces lignes rouges qui suivent le chemin que prend le sang dans le membre. J’ai écouté son cœur et il s’affaiblit, lui aussi. Ses poumons sont congestionnés et il ne peut plus uriner. Il sera mort dans quelques heures.
Elle s’assit sur ses talons et soupira, regardant d’un air mélancolique ce qui avait été un jeune et vigoureux mari, père de plusieurs enfants.
— Je ne peux rien pour lui.
— Et ce mal étrange qui est en train de le tuer aurait empoisonné son sang ?
— Je ne vois pas d’où cela viendrait, à part du sang. (Elle me regarda.) Quoi que ce soit, c’est très rapide, et cela ne ressemble en rien aux poisons que nous connaissons, n’est-ce pas ?
Effectivement. Je n’avais jamais vu aucun poison occasionnant ce genre de symptômes. Par ailleurs j’étais d’accord avec elle pour dire que la maladie était dans son sang.
Mais ce n’était qu’un avis, non une certitude.
Ce qui m’amena à penser au détail que j’avais préféré laisser de côté jusqu’alors, mais ne pouvais ignorer plus longtemps.
— Nous n’aurons probablement qu’une seule chance.
Sofia serra les lèvres jusqu’à les vider de toute couleur. Par ce simple geste je compris qu’elle y avait songé, elle aussi.
— Il sera déjà suffisamment difficile d’approcher d’Innocent une première fois, continuai-je.
Manifestement, j’avais autant besoin de me convaincre qu’elle. Regardant de nouveau ce jeune homme en train de souffrir, je dis dans un souffle :
— Nous devons être sûres.
Et pour cela, il n’y avait qu’un seul moyen.
— Vous voulez faire quoi ? s’alarma David ben Eliezer peu après, lorsque Sofia l’eut fait venir.
À juste titre, elle ne pensait pas être en droit de prendre cette décision seule. Il nous avait rejointes à l’échoppe et nous parlions à voix très basse pour éviter qu’on ne surprenne notre conversation.
— Nous devons le tester, dis-je.
Cette idée me rendait malade, mais je ne voyais pas d’autre issue.
— Nous devons être certains que le sang de cet homme est porteur d’une maladie suffisamment virulente pour tuer. Si ce n’est pas le cas, cela ne sert à rien de poursuivre, le risque est trop grand.
— Le tester sur un animal ? C’est ce que vous voulez dire ?
Je secouai la tête.
— Nous savons que certaines maladies touchent les humains mais pas les animaux, et le contraire est tout aussi vrai. Il doit être testé sur une personne.
— Vous porteriez-vous volontaire, signorina ? demanda-t-il d’un ton acerbe.
Sa réaction d’horreur devant ma proposition semblait légitime, mais je n’avais d’autre choix que de passer outre.
— C’est moi qui vais amener le sang au château Saint-Ange et trouver le moyen de le substituer à celui que boit le pape. Je ne pourrai rien faire de tout cela si je suis déjà morte.
Sofia posa une main sur son bras. Calmement, elle lui dit :
— Ce n’est facile pour aucun d’entre nous d’évoquer cette question. Je supporte à peine d’y penser. Mais nous avons toujours su que le prix à payer pour ce que nous avions à faire serait élevé.
— Mais pas ça, rétorqua David. Jamais on n’aurait songé avoir à faire quelque chose comme ça.
Il avait raison, manifestement. Si de mon côté je craignais pour mon âme, les juifs, eux, cherchaient seulement à rester en vie. Assurément, Dieu comprendrait leur acte et leur pardonnerait.
Mais voilà que je leur demandais de tuer quelqu’un qui n’avait fait aucun mal, un véritable innocent.
— C’est moi qui vais le tester, lança David. (Le noir de ses yeux ressortait intensément tant il était devenu pâle.) C’était mon idée, au départ. Je ne peux demander à personne d’autre de prendre un tel risque.
— Et nous ne pouvons nous permettre de te perdre, rétorqua Sofia. (Elle le dévisagea du regard tendre d’une mère.) Qui sera notre lion si tu n’es plus là, David ?
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