Francesca, Empoisonneuse à la cour des Borgia
pas de bijoux, rien qui puisse les aider à refaire leur vie ailleurs. Ils devaient partir comme des miséreux avec les vêtements qu’ils avaient sur le dos, pour ainsi dire.
Visiblement, beaucoup réussissaient à faire sortir des biens clandestinement, mais ceux qui avaient le malheur de croiser la route de ces rapaces de mercenarios (qui sévissaient dans les ports et les villes frontalières) y survivaient rarement.
Volontairement, je chassai de mes pensées les malheurs qu’avait dû endurer la vieille femme pour me concentrer sur ce qui devait être fait.
— De quoi souffre-t-elle ? demandai-je à Sofia.
— De malnutrition et de problèmes cardiaques.
Je m’attendais à plus grave, et ne pus cacher ma surprise.
— Mais si elle était correctement soignée, elle vivrait, n’est-ce pas ?
— Non ! s’écria Rébecca tout à coup. Non, s’il vous plaît mon Dieu, non ! Je ne peux pas… je ne veux pas… (Dans son agitation, elle m’agrippa le bras.) Le Dieu d’Abraham et d’Isaac est juste. Il connaît mes souffrances. Il ne m’en voudra pas d’avoir cherché à être libérée.
— Elle refuse tout aliment et toute boisson, expliqua Sofia à voix basse. J’ai déjà vu cela. Beaucoup de vieilles gens le font. Rien ne peut les arrêter.
— Certes, mais quand même…
Confrontée à la réalité de l’acte que je m’obstinais à vouloir pratiquer avant d’aller plus loin, je fus submergée d’un doute. L’Espagnol, l’homme à la médaille, Innocent – c’était différent. Mais il y avait un gouffre entre l’idée d’inoculer du sang potentiellement mortel à un anonyme et la mettre en application sur cette vieille femme frêle qui avait déjà tant souffert.
La pression de la main de Rébecca sur mon bras se fit plus forte. Distinctement, afin que je ne me méprenne pas sur ses paroles, elle me dit :
— Ne me privez pas de la chance d’éviter aux autres le sort qui a frappé ceux que j’aime.
À ce moment-là je dus me lever et partir, sortir dans la ruelle où je restai plusieurs minutes, le temps de retrouver mon calme. En revenant, j’allai directement voir Vittoro.
— Retournez au palazzo, lui intimai-je. Si le Cardinal demande où je suis, dites-lui simplement que je veille à ses intérêts. Il ne voudra pas en savoir davantage.
Loin de s’offusquer de mon outrecuidance, le capitaine se contenta de hausser les épaules.
— Le Cardinal aime bien tout savoir.
— Dans ce cas précis, je ne pense pas. Si jamais on venait à le questionner, il voudra être en mesure de dire qu’il n’était au courant de rien.
J’en étais arrivée à la conclusion que Borgia avait agi avec une habileté consommée en me dressant contre Innocent. Si j’attentais à la vie du pape et que j’échoue, le Cardinal aurait toujours la possibilité de dire que la mort de mon père m’avait fait perdre la raison et que j’avais agi de mon propre chef. Il pourrait même aller jusqu’à prétendre que j’étais secrètement juive et que je cherchais à l’atteindre lui, tout autant qu’Innocent. Si ses chances d’obtenir la papauté s’éloignaient, il sèmerait tout de même suffisamment de confusion pour parvenir à sauver sa position de pouvoir et son prestige, sans parler de sa vie. La mienne, en revanche, n’avait pas la moindre importance.
— Y a-t-il autre chose à dire au Cardinal ? demanda Vittoro.
J’allais lui dire non, lorsque je me ravisai :
— Dites-lui « Alea jacta est ».
Vittoro n’avait pas eu la chance de bénéficier d’une éducation classique : il dut répéter les mots par trois fois pour être sûr de ne pas faire d’erreur. Puis il partit, me laissant seule face à l’abomination qui m’attendait.
J’ai toujours eu une aversion pour le sang, ne me demandez pas pourquoi. Les saignées sont censées être le remède à tous les maux, mais je me suis toujours arrangée pour les éviter. Et mon dégoût ne s’arrête pas là : depuis toute petite, il m’est difficile d’aller à la messe. J’arrive à supporter l’idée du pain qui devient chair, mais s’agissant du vin qui se transmue en sang… Je suis incapable de le boire, et souffre à peine qu’il touche mes lèvres.
Le jour où je me suis agenouillée près du cadavre de mon père pour m’imprégner les mains de son sang, quelque chose a changé en moi à jamais – ou peut-être devrais-je dire que quelque chose s’est éveillé. Il m’a fallu tuer par
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