Francesca, Empoisonneuse à la cour des Borgia
deux fois, l’Espagnol et plus important l’homme dont j’ai tranché la gorge, avant de reconnaître ce qui était en train de se passer en moi. Pourtant, il ne me fut pas plus facile de regarder Sofia saigner ce pauvre Joseph.
David le porta à l’arrière de l’échoppe et le posa sur un grabat, près de Rébecca. Dieu merci, il était inconscient et n’eut aucune réaction lorsque Sofia entailla son bras sain, pratiquant une incision large et profonde pour que le sang goutte rapidement dans une jatte qu’elle avait placée directement en dessous. L’odeur caractéristique de cuivre me donna la nausée.
— Quelle quantité, à ton avis ? demanda-t-elle en s’affairant.
J’avais détourné le visage et mis une main sur ma bouche. À travers mes doigts, je lui répondis :
— Je doute qu’Innocent soit capable d’en boire beaucoup à chaque fois.
Remarquant ma posture, David s’enquit :
— Vous vous sentez bien ?
J’acquiesçai en silence et me concentrai sur ma respiration. Si je ne pensais qu’à cela et rien d’autre, peut-être ne me couvrirais-je pas de honte.
Enfin tout fut fini, et le bol recouvert d’un linge propre. Sofia mit un bandage sur le bras de Joseph, et presque aussitôt une tache rouge pointa à travers le tissu. Elle prit ensuite le bol et alla s’agenouiller auprès de Rébecca.
Nous avions évoqué ensemble les étapes suivantes. David avait suggéré de mélanger le sang à du vin pour le rendre plus agréable au goût, ce qui m’avait semblé être plutôt sensé. Mais quand bien même, j’aurais juré sentir encore cette odeur de cuivre en préparant la mixture.
Sofia leva la tête de Rébecca pour qu’elle puisse avaler. Elle commença par avoir un haut-le-cœur (le goût ne s’était pas totalement estompé, apparemment), mais le vin fit rapidement son effet et elle but tout.
Ensuite, nous attendîmes. La journée s’écoula lentement. Sofia alla soigner d’autres malades à l’avant de l’échoppe, mais David resta avec moi. La femme de Joseph arriva à midi, et passa environ une heure avec lui. Elle partit en larmes, soutenue par sa sœur qui l’avait accompagnée. Je n’étais pas présente lorsqu’elle lui fit ses adieux ; nous eûmes la décence de leur laisser ce peu d’intimité. D’après ce que j’en voyais, Joseph n’était plus là non plus, tant il était accablé de fièvre.
Benjamin apporta de quoi nous restaurer, et me força à avaler quelque chose. Je bus une gorgée de vin et grignotai quelques miettes de pain, mais mon estomac me fit vite comprendre qu’il avait atteint ses limites. Dans l’après-midi, je pris la main de Joseph et la serrai. David était en train de prier dans une langue que je ne comprenais pas. J’entonnai une prière à ma façon, à la Madone, lui rappelant que Joseph avait lui aussi eu une mère, qui était probablement déjà morte, et que lui aussi avait été un enfant au berceau, comme le sien. Je lui demandai de le protéger.
Il mourut peu après. J’imagine que ce fut une mort paisible, pour autant que ce genre de chose puisse l’être, mais cela restait un bien piètre réconfort. Le temps qu’on lui ferme les yeux, Rébecca avait perdu connaissance. Son état s’était détérioré très rapidement après avoir reçu le sang de Joseph. Une heure après, elle ne nous reconnaissait plus ; deux heures après, elle était brûlante de fièvre. Une fois Joseph parti, je m’installai auprès d’elle et lui baignai le visage et le corps d’eau froide.
— Elle est au-delà de ça, maintenant, dit David dans un souffle.
Il était très pâle, tout comme moi je suppose. Il me tenait la bassine d’une main tremblante.
— Tu n’en sais rien, rétorquai-je. Ni toi ni moi n’avons été assez proches de la mort pour savoir comment c’est.
— Qu’est-ce qui vous autorise à dire ça ? s’échauffa-t-il. Peut-être que je l’ai été.
Je regardai Rébecca et secouai la tête.
— Elle est très loin d’ici, trop loin pour revenir.
Sofia arriva sur ces entrefaites et s’assit avec nous jusqu’à ce que Rébecca s’éteigne. À la fin, les yeux de la vieille femme s’ouvrirent brusquement, nous faisant tous trois sursauter. Mais quoi qu’elle ait vu, ce n’était ni nous, ni le monde dans lequel nous existions. Cependant, elle s’en est allée paisiblement, soyez-en assuré. Je me mis alors à genoux et priai pour qu’elle retrouve ceux qu’elle avait aimés et
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