Francesca, Empoisonneuse à la cour des Borgia
brève visite à son papa, César m’avait embrassée. Quelle idiotie de ma part d’en avoir conservé le souvenir ! C’était idiot, et dangereux aussi. Il serait allé bien plus loin (en fait, il avait sa langue dans ma bouche et sa main sous ma jupe, tout près de l’endroit où penser à lui me rend moite), si je ne m’étais rappelé soudain que je n’étais pas l’une de ces jeunes sottes de soubrettes que l’on culbute pour quelques minutes de plaisir brutal.
Mais je ne pouvais pas non plus me permettre de provoquer sa colère. Je l’avais connu pratiquement toute ma vie, comme sa sœur. Jusqu’à ce qu’on l’envoie à l’école, il y avait trois ans de cela, pas un jour quasiment n’était passé sans que l’on se voie. Par la suite, ses fréquents séjours à la maison étaient venus confirmer que sa nature n’avait pas été altérée au contact du vaste monde. Il était versatile, ce fils que le Cardinal voulait voir devenir prêtre. Il se vexait facilement.
Dieu merci, je ne suis pas esclave de mes émotions, comme on le dit souvent des femmes. Ce sont les hommes, ai-je déjà observé, qui sont davantage enclins à réfléchir avec leurs parties intimes qu’avec le cerveau que notre Seigneur leur a donné. Assurément, César était de ceux-là. J’avais attendu qu’il détache ses lèvres des miennes et tourne son attention vers mes seins pour m’exclamer :
— Prends garde à ne pas casser la fiole attachée à ma ceinture. Elle contient un poison mortel.
Il avait levé les yeux, les traits relâchés au plus fort de la passion. Comme son père, il était d’une nature éminemment charnelle. Il était devenu un ardent disciple de Vénus à treize ans à peine, et à compter de là ses conquêtes étaient devenues légion. Mais cela ne l’empêchait pas d’avoir un peu de bon sens.
— Du poison ? avait-il répété.
J’avais souri gentiment.
— Tu n’étais pas au courant ? J’aide mon père à préparer les potions, maintenant. Il dit que je suis très douée.
À la vérité, j’avais depuis longtemps cessé d’être l’assistante et maîtrisais tout ce que mon père avait pu m’enseigner, et bien davantage encore. Mais naturellement, je n’allais pas lui révéler cela.
Il avait alors laissé tomber ses mains et fait un pas en arrière, le regard fixé sur moi. Je m’étais retenue de sourire et n’avais aucunement tenté de me couvrir. Qu’il ne croie pas que je me refusais à lui, de crainte que piqué dans sa vanité, il fasse une bêtise.
— Ah, Francesca ! avait-il marmonné enfin, avant de me quitter précipitamment, sa cape écarlate flottant derrière lui tandis qu’il s’éloignait à grands pas dans le couloir, avant de disparaître.
Et de réapparaître de temps à autre dans des rêves dont le seul souvenir me fait rougir.
L’orage grondait à l’ouest, mais pas une goutte de pluie ne tomba pour dissiper la torpeur de la journée. En ayant fini au palazzo Orsini, je partis pour le marché. J’allai d’un bon pas et regardai droit devant moi, ignorant les boutades lancées par les jeunes hommes qui aimaient à porter des chausses bariolées et des plumes sophistiquées au chapeau, et semblaient n’avoir rien de mieux à faire que de traîner dans les rues pour y insulter les femmes seules et chercher la bagarre. À cause d’individus comme eux, il m’arrivait parfois de m’habiller en homme pour circuler en ville. J’ai quelque hésitation à avouer cette pratique car, comme nous le savons tous, il y a quelques décennies de cela seulement, ce « crime » a été le principal chef d’accusation sur lequel on s’est appuyé lors du procès de la bienheureuse sainte Jeanne pour la juger coupable d’hérésie et la brûler vive. Que l’Église ait depuis changé d’avis sur son compte est un piètre réconfort, pour certaines d’entre nous.
Entre le Vatican et la Basilica di San Rocco, demeure de l’évêque de Rome (autrement dit, du pape), se trouve le florissant Campo dei Fiori, le marché le plus important de la ville et le lieu où l’on dit que tout Romain finit par venir, ne serait-ce que pour assister aux fréquentes exécutions. Ici, la préférence va moins au travertin qu’à la bonne vieille brique rouge fabriquée avec de la vase du Tibre, qui brille comme de l’or rougissant en été.
Comme toujours, l’endroit fourmillait de vendeurs, d’acheteurs, de badauds et des inévitables voleurs qui
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