Gauvain
yeux du garçon. Comprends-tu maintenant pourquoi nous pleurons ? » Et quand elle eut fini de parler, toutes trois se mirent à se lamenter avec une violence redoublée, et leurs cris retentissaient dans toute la forêt.
Ce récit laissa Gauvain pantois d’abord. Ainsi donc, on le croyait mort et, en outre, ces jeunes filles pleuraient son sort ? Malgré son émotion, il décida qu’il ne les détromperait pas avant d’avoir vengé le jeune homme aveuglé pour avoir secouru celui qu’il supposait être Gauvain. Il s’approcha des jeunes filles : « Belles, leur dit-il avec douceur, ne vous désolez pas ainsi. Vous n’avez aucune raison de vous tourmenter, car j’arrive tout droit de la cour et je viens d’y voir Gauvain, le neveu du roi, en parfaite santé, assis à une table et festoyant. » Or le jeune homme gisant à terre répondit, surmontant sa souffrance : « Seigneur, sa mort ne fait aucun doute, et j’étais là quand ces maudits l’ont tué. Je l’ai bien reconnu, et je suis fier d’avoir tenté de le sauver. Hélas ! Dieu n’a pas voulu qu’il en fût ainsi. » Gauvain se tourna vers les jeunes filles : « Belles, dit-il, montrez-moi donc où ils ont mis le corps de Gauvain. Je saurai bien le reconnaître. – C’est impossible, répondirent-elles. Ils l’ont découpé en morceaux et l’ont emporté, sans doute pour disperser ses membres dans des fondrières. Et ensuite, ils sont allés se mettre à l’abri dans leur pays. Sois bien sûr que jamais on ne les retrouvera, pas plus que le corps de Gauvain. »
Partagé entre une profonde pitié pour le jeune homme et une fureur mortelle envers ceux qui lui avaient infligé cet horrible traitement, Gauvain se jura en lui-même de traquer sans répit les meurtriers de l’homme qu’ils avaient pris pour lui et de leur faire avouer les motifs de leurs agissements. Mais il était fort embarrassé : le temps passait, et le ravisseur de la jeune fille devait déjà être très loin. Laquelle des deux poursuites devait-il entreprendre ? La rage l’envahit en pensant au cavalier inconnu qui s’enfuyait, convaincu qu’en plus de sa lâcheté, Gauvain était incapable de le rejoindre. Il finit par décider qu’il mettrait un terme à la première aventure avant de s’engager dans la seconde. « Amis, dit-il aux jeunes filles et à l’adolescent supplicié, je dois poursuivre ma route. Je vous recommande à Dieu. Soyez sûrs que si j’avais pu venir plus tôt, mon bouclier aurait été percé, mon haubert froissé et rompu, que moi-même j’aurais été blessé avant que ce jeune homme fût traité de la sorte. Vous ne connaîtrez pas mon nom avant que je revienne. Et, dès mon retour, je n’aurai de cesse ou de mourir ou d’obtenir vengeance ! »
Il prit alors congé des jeunes filles et de leur malheureux compagnon puis piqua à travers la lande jusqu’à ce qu’il eût retrouvé son chemin. Il alla longtemps ainsi et, au sortir de la forêt, déboucha finalement dans une large vallée. Sur le versant opposé, il vit au loin chevaucher son adversaire et fut tout heureux de ne pas s’être laissé distancer. Le soir commençait à tomber, mais Gauvain pressa si vivement Gringalet qu’il eut tôt fait de franchir la vallée.
Il aperçut alors devant lui une forteresse, entièrement close de pierre taillée, dont le mur avait au moins cent pieds de haut. Ainsi fortifiée, la place ne craignait aucun assaut. Gauvain se rendit compte que, vu l’heure tardive, il ne pouvait plus affronter le chevalier, celui-ci s’étant probablement réfugié dans la forteresse. Aussi décida-t-il d’y entrer lui-même, afin de surveiller le ravisseur et de le provoquer dès le lendemain matin. Il lança donc son cheval et força l’allure en direction de la poterne et, du bas des formidables remparts, considéra longuement le château. Il héla alors le portier, assez fort pour se faire entendre, et celui-ci apparut sur une échauguette et cria : « Ami, tu t’époumones en vain, car le soleil est maintenant couché et plus une porte ne sera ouverte ce soir ou demain avant qu’il ne fasse grand jour. Le maître de ces lieux l’exige ainsi, et chacun s’incline devant ses ordres : le guichet ne sera déverrouillé qu’après le lever du soleil. Je suis désolé pour toi, mais les ordres sont formels.
— Ami, reprit Gauvain, je viens de faire une longue course, et mon cheval et moi sommes épuisés. Je sais qu’il est
Weitere Kostenlose Bücher