Gauvain
s’ouvrait une vaste plaine où Gauvain l’aperçut enfin devant lui, chevauchant sans relâche. Il le vit parvenir aux extrémités de la plaine et pénétrer dans une autre forêt dont les frondaisons étaient sombres et denses. Gauvain s’engagea sur ses traces et pénétra à son tour dans le bois. Longtemps il alla ainsi sans plus entrevoir celui qu’il poursuivait avec tant d’acharnement. C’est alors qu’il entendit des plaintes désespérées.
« Dieu tout-puissant, criaient plusieurs voix, aie pitié de nous ! Misérables que nous sommes, qu’allons-nous faire quand toute la joie du monde s’est en ce jour changée en douleur ? Nous avons beau jeu de le dire, pauvres filles, nous avons perdu ce qui constituait notre espoir et notre secours ! » Attiré par ces bruyantes manifestations de deuil, Gauvain abandonna sa route et se dirigea vers l’endroit d’où provenaient les lamentations. Ainsi découvrit-il, au bord d’une lande, trois jeunes filles blotties les unes contre les autres. Après les avoir saluées, il s’informa avec beaucoup de douceur des peines qui provoquaient leur chagrin.
« Hélas ! répondit l’une d’elles, s’il ne tenait qu’à moi, nous nous serions toutes trois donné la mort ! Notre vie ne peut être que souffrance, maintenant que nous avons subi une telle perte ! Il n’est pas de mots pour le dire, et tu ne pourrais jamais comprendre ce qui nous condamne aux larmes. » Et, après avoir prononcé ces paroles, elle tomba évanouie. Les deux autres filles se lamentèrent de plus belle. Gauvain ne savait que penser. Examinant les alentours, il aperçut, gisant sur le sol, un jeune homme d’une beauté surprenante, grand, bien bâti, vêtu avec élégance, et qui avait les yeux crevés. La blessure était toute fraîche et, devant ce visage encore ensanglanté, Gauvain sentit la colère monter en lui : c’était pitié que la manière dont on avait défiguré le bel adolescent. « Jeunes filles, dit-il, comment a été commis le forfait dont je vois les traces lamentables ? Que s’est-il donc passé ? Répondez-moi sans crainte, car il n’y a nulle femme ou nulle jeune fille dans la détresse que je n’aie aidée dans la mesure de mes moyens. Dites-moi la vérité sur ce point.
— Seigneur, répondit l’une des jeunes filles, tes propos manifestent tant de courtoisie que tu mérites d’entendre le récit complet de nos maux. Seigneur, je dois te dire que si nous pleurons, nous ne le faisons pas encore assez, car si le monde entier apprenait l’étendue de la perte que nous avons subie aujourd’hui, le même deuil s’étendrait à lui. – Mais ce jeune homme n’est pas perdu, dit Gauvain, il peut être encore sauvé. – Non, seigneur, ce n’est pas de lui qu’il s’agit, quoiqu’il soit aussi victime du même sort. Sache, seigneur, qu’aujourd’hui a été tué, en cette forêt, un homme dont la vaillance, la sagesse et la valeur étaient reconnues de tous. Oui, il a été tué ici même, voilà un instant, et sous nos yeux. Tu peux deviner de qui je parle ? – Certes non, répondit Gauvain. Je n’étais pas là. Qui donc a été tué sous vos yeux ?
— Seigneur, reprit la jeune fille, il s’agit de Gauvain, le neveu du noble roi Arthur, le meilleur chevalier qui fût aimé et loué par le monde. » Gauvain ne fut pas peu surpris d’entendre cette nouvelle. Néanmoins, il ne dit rien et préféra écouter la suite du discours. « Oui, Gauvain se promenait aujourd’hui dans cette forêt sans armes, pour son plaisir, sans compagnie et sans escorte. Il n’avait avec lui que sa lance, son épée et son bouclier {6} . Ainsi allait-il tout seul. Trois chevaliers, Dieu les maudisse ! qui le haïssaient depuis longtemps l’avaient suivi jusqu’ici. Au sortir de ce vallon, l’un d’eux lança son cheval sur lui à fond de train. Les deux autres s’étaient embusqués, lui laissant le soin de l’affrontement. La bataille dura longtemps et Gauvain eut finalement le dessus. C’en fut trop pour les deux autres qui étaient restés dans le bois : ils arrivèrent, à bride abattue, au secours de leur compagnon et soumirent Gauvain à un tel assaut que celui-ci ne put s’en défendre. Le jeune homme que tu vois là, plein d’une folle témérité, vola au secours de Gauvain et lui prêta toute l’assistance qu’il put. Mais son courage ne servit à rien, car Gauvain fut tué et les autres, pour se venger, crevèrent les
Weitere Kostenlose Bücher