Gauvain
Dieu tout-puissant, quelle désolation parmi les compagnons d’Arthur quand on saura ce qui s’est passé ! » Après une brève pause, le jeune homme reprit à l’adresse de son beau-frère : « Maintenant, je vais te dire quel odieux outrage a causé sa mort. »
Il s’avança au milieu de la salle. « Vois-tu le chevalier assis là-bas, et qui est ton hôte ? Sache qu’il s’est rendu à la cour du roi Arthur pendant que celui-ci se trouvait à table. La jeune fille qui l’accompagne était venue dès hier y offrir son service et y demeurait, sous réserve d’assurer le service de la coupe royale. Quant à Gauvain, il devait la protéger de tout opprobre et tout déshonneur. Or ce chevalier-ci a eu l’impudence de se saisir de la jeune fille en la présence du roi et de son garant, Gauvain. Toute la journée, Gauvain l’a poursuivi à travers la forêt, mais lorsqu’il est arrivé devant notre forteresse, le crépuscule l’a empêché d’y pénétrer. À son corps défendant, le voici maintenant obligé de passer la nuit dans l’ Âtre Périlleux . C’est là que je l’ai vu et que je lui ai tenu longuement compagnie, pendant qu’il me contait sa poursuite. J’ai insisté le plus courtoisement que j’ai pu pour qu’il vienne se loger ici, mais il n’a jamais consenti à se séparer de son cheval. Voilà les faits. Maintenant, si tu tiens à mon amitié, le moment est venu de me le montrer, car j’ai une requête à te soumettre. – Je l’accepte d’avance, dit le seigneur.
— Je te remercie, dit le jeune homme. Voici ce dont il s’agit : je te prie de placer la jeune fille, cette nuit, sous la protection de ma sœur, et de la laisser reprendre demain, sans discussion, par le chevalier qui l’a amenée. Telle est la prière que m’a faite Gauvain : qu’elle soit, cette nuit, soustraite aux entreprises de son ravisseur. » En entendant ces paroles, le chevalier se leva d’un air furieux. « Il n’en sera rien, dit-il. Puissé-je être cinq cent mille fois maudit, les choses ne se passeront pas ainsi ! Après avoir suivi ma demoiselle en plusieurs cours, j’ai provoqué un scandale ce matin à la cour du roi Arthur et, au vu de tous les chevaliers qui s’y trouvaient, j’ai osé l’emmener, et, maintenant, elle passerait la nuit sous une autre garde que la mienne ? Jamais je n’accepterai pareil affront ! »
Le seigneur avait de courtoises manières : il pria aimablement son hôte de céder de bon gré la jeune fille qui faisait l’objet du litige. À son tour, la dame joignit ses prières, et, à sa suite, tous leurs familiers présents. « Inutile d’insister ! s’écria le grand chevalier. Personne au monde ne pourrait m’y faire consentir ! » Alors le jeune homme se mit en colère. « Finissons-en ! dit-il. Si l’on n’exécute pas mes volontés, je m’en retourne annoncer à Gauvain que je n’ai pu exaucer son vœu. J’aime mieux l’en informer tout de suite et lui tenir compagnie, pour le meilleur et pour le pire, plutôt que de passer pour un imposteur à ses yeux ! » Le seigneur comprit que la résolution de son beau-frère était ferme et irrévocable. « Ami, dit-il, si tu ne peux obtenir satisfaction de cet homme par la prière, moi, je devrai recourir à la violence. Il n’est pas question que tu sortes de ce manoir. » Et, se tournant vers le ravisseur de la jeune fille : « Maintenant, je te le demande pour la dernière fois, mieux vaudrait pour toi me confier de bon gré la jeune fille qui t’accompagne. Tu y gagneras plus d’honneur que si la violence te l’enlevait. Or, ce que je ne puis obtenir par la prière, je l’obtiendrai par la force, sois-en certain. » Au ton de la voix et à la détermination qu’il découvrait dans les yeux du seigneur, le ravisseur se tint coi. Il savait bien qu’en cas de refus on l’obligerait à céder par les armes. Et il était seul contre tous. « Fort bien, dit-il enfin. Puisque je suis contraint de vous la confier, prenez-la, à condition de me la rendre demain matin. – Ce qui est dit est dit, répondit le seigneur. Elle sera demain matin à ton entière disposition. »
La dame prit alors la jeune fille par la main et l’emmena dans ses appartements qui étaient fort agréables. Elles y dînèrent ensemble dans la bonne humeur. Le seigneur, de son côté, se mit à table dans la grande salle avec tous ses gens. Ceux-ci manifestaient le plus vif entrain, mais le grand
Weitere Kostenlose Bücher