Gauvain
le fils de ma sœur. »
Pendant que Méraugis et Lidoine s’apprêtaient à partir, le nain, qui avait écouté attentivement ce qui se disait, tourna la bride de son cheval, et il se disposait à s’en aller quand Kaï le regarda et l’interpella : « Créature au museau plat, dit-il, viens ici, descends de cheval, repose-toi et attends donc ta suite. » Sans s’émouvoir des paroles blessantes du sénéchal, le nain descendit de cheval et revint sur ses pas. « Kaï, dit-il calmement, tu as toujours été ainsi, et tu le resteras toujours. Ta langue est sans cesse prête à darder, comme celle d’une vipère. Mais tes railleries sont plutôt émoussées et négligeables, car tout le monde en sourit, à moins de s’en moquer ouvertement. Écoute : je te propose une gageure. Battons-nous, et nous verrons qui est le plus fort de nous deux ! » Kaï, n’osant plus grommeler, se tut et tourna les talons. Quant au nain, il s’en fut sans ajouter un mot.
La journée était froide, car il avait neigé ce matin-là, et Méraugis, en compagnie de Lidoine, chevauchait sur une route inconnue, dans la direction qu’avait suivie le nain. En pressant l’allure de leurs chevaux, ils finirent, au-delà d’un bois enclos d’une forte palissade, par rejoindre le nain qui marchait dans un essart. Méraugis alla doucement au pas vers lui et s’aperçut qu’il était à pied. La neige était haute, le nain ne pouvait guère avancer, tant il pataugeait. Méraugis s’écria : « Qui donc t’a pris ton cheval ? – Ah ! dit le nain, c’est toi. Alors, fais en sorte de changer la honte en honneur ! – Quelle honte ? demanda Méraugis. Je te rendrai service de bon cœur, mais je t’avoue ne pas éprouver de honte. – Certes, pas encore, mais sois sûr qu’elle fondra sur toi quand il le faudra, et si cuisante que les chevaliers d’Arthur en auront grande tristesse quand ils ouïront ta mésaventure. À moins que je ne puisse te l’épargner, tu n’y couperas pas. Écoute-moi bien : autant cette honte qui t’attend sera humiliante, autant je vanterai ta gloire si tu me rends mon coursier. – Ne t’inquiète pas. Mais, dis-moi, qui te l’a ravi ? – Tu seras bien étonné : c’est une vieille femme, là-bas, à l’entrée de la lande, qui me l’a dérobé, et ce contre toute justice. – Que me contes-tu là ? s’ébahit Méraugis. Pourquoi t’a-t-elle volé ton cheval ? – Je n’en ai aucune idée. Tout ce que je sais, c’est qu’elle s’est jetée sur moi et m’a attaqué. Que te dire d’autre ? Ma honte est d’autant plus vive que je fus abattu du coup qu’elle me porta. Ma défaite, je n’en ferai pas toute une histoire, mais la perte de ma monture me déshonore grandement. Si tu veux me rendre service, va jusqu’à la vieille et force-la à me rendre mon bien ! – Je n’y manquerai pas ! » s’écria Méraugis.
Piquant des deux, il s’approcha de la vieille femme. Il la regarda attentivement et fut presque effrayé de la voir hirsute, grande et solidement charpentée. Alors que tout le monde grelottait de froid, elle avait un tempérament si ardent qu’elle chevauchait à demi découverte, vêtue qu’elle était d’une robe aussi légère que si l’on se fût trouvé en plein été. Elle avait été sûrement très belle autrefois et conservait une allure altière et élégante. Et si l’âge ne l’eût marquée, il eût été impossible d’imaginer femme plus gracieuse. Par souci d’élégance, elle ne dissimulait sa chevelure sous aucun voile, et elle portait un diadème d’or magnifique. Elle avait retiré son frein au cheval du nain et, le tenant bien en main, l’en frappait pour mieux se hâter. Elle l’en avait même déjà battu jusqu’à n’en plus pouvoir. Mais, en entendant qu’un chevalier la suivait, elle cessa d’infliger ce traitement au cheval. Méraugis arrivait à sa hauteur quand la vieille, qui l’attendait le frein en main, brandit celui-ci pour l’en frapper en plein visage. Tout en faisant un saut de côté, Méraugis s’en empara au vol et tira dessus, tandis que la vieille, de son côté, s’efforçait de le retenir avec beaucoup de fermeté. « Que se passe-t-il ? maugréa-t-elle. Voilà une chose qui ne m’est jamais arrivée jusqu’à présent, non, jamais. – Quoi donc ? demanda Méraugis. – Oserais-tu frapper une vieille femme, seigneur chevalier ? – Certainement pas. Mais, par Dieu tout-puissant, je
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