Gauvain
l’homme, je ferai tout ce que tu me demanderas.
— Par ma foi ! s’écria Méraugis, dis-moi d’abord pourquoi tu montes sans éperon un cheval sans frein ni bride ! – C’est un serment que j’ai fait pour mériter l’amour d’une jeune fille et lui prouver que ma valeur n’avait pas besoin d’instruments, répondit le vaincu. – Tu as pris de grands risques, lui répliqua Méraugis, et il faut que tu aimes vraiment ton amie pour agir de la sorte. Mais tu me plais, et je te fais grâce sans condition. Cependant, je vais te demander de m’accorder une chose, par amitié : prends la route que je viens de suivre, traverse le bois et va, sur une lande, jusqu’à une tente où se trouvent deux jeunes filles. Tu te présenteras à elles et tu leur diras ce qui s’est passé ici. »
En entendant ces mots, le vaincu parut terrorisé. « Es-tu allé à cette tente ? demanda-t-il. – Certes, répondit Méraugis, et j’y ai même couché cette nuit. – Par Dieu tout-puissant ! As-tu touché au bouclier qui pend à l’arbre ? – Certes, répondit Méraugis, et je l’ai même abattu sur le sol. – Hélas ! tu as commis là une lourde erreur ! – Je voudrais bien savoir pourquoi ? – Seigneur, tu ne le sais donc pas ? Le diable qui était autrefois en prison s’est échappé. Voilà donc, par une circonstance malheureuse, le pays tout entier livré à son infamie ! Moi, aller à la tente ? tu n’y penses pas ! Ne me demande jamais pareille folie. Si j’allais là, j’y trouverais une mort certaine. J’aimerais mieux me laisser trancher la main droite. Et toi, tu n’as pas intérêt à t’attarder ici, je t’en avertis, car le destin qui t’attend est pire que tout ce que tu pourrais imaginer ! » Méraugis, de plus en plus déconcerté, sentait la colère monter en lui. « Écoute, dit-il, jusqu’à présent, on m’a régalé d’allusions auxquelles je n’ai rien compris. J’aimerais bien qu’on m’explique une fois pour toutes ce que cache tout ce mystère !
— Tu veux vraiment que je te le dise ? Tu risques fort d’apprendre des choses désagréables, car tu ignores la vérité, et moi je la connais parfaitement. Le maître de ce pays est un géant que l’on nomme l’Outredouté. Il ne redoute rien, car il a vaincu tant de chevaliers que son seul nom inspire la terreur. C’est lui qui a fait suspendre à l’arbre ce bouclier qui lui appartient. Sache qu’il n’y eut jamais d’homme plus cruel que cet Outredouté, et il est si valeureux au combat que plus personne n’ose l’affronter. Sache aussi qu’il ne connaît de joie qu’il n’ait tué ou déshonoré sans raison l’imprudent qui s’aventure dans son domaine. Il ne cherche pas à bénéficier d’un juste motif, non, cela lui paraît inutile. Lorsqu’il apprend qu’un combat se prépare, il demande lequel des deux adversaires est dans son tort et, adoptant d’emblée son parti, il s’engage dans la bataille.
— Et pourquoi donc ? demanda Méraugis. – Il veut, continua l’autre, à cause de son criminel orgueil, que le mal l’emporte sur le bien, que celui qui a tort l’emporte sur celui qui a raison. On ne l’a jamais vu soutenir une juste cause, car il préfère abattre le droit. Pourtant, à le voir, il est bel homme. Son corps ne présente pas d’imperfections, mais son cœur est corrompu et perverti. Sa méchanceté est telle que s’il venait à rencontrer un chevalier escortant son amie, il s’empresserait d’agresser celle-ci avant que celui-là ait eu le temps de souffler mot. Et comme il sortirait de toute façon vainqueur du combat, il déshonorerait la jeune fille sous les yeux du vaincu, crois-moi ! Jadis, il fut amoureux fou d’une femme. Il la pria de lui accorder son amour, mais elle finit par lui dire qu’elle ne l’aimerait jamais. – Et pourquoi donc ? – À cause de son extrême méchanceté. Éperdu d’amour pour cette femme qui en avait séduit bien d’autres, il la supplia et lui dit qu’il accomplirait tout ce qu’elle voudrait ordonner. Pressé par elle, il lui promit sur les saintes reliques de ne tuer aucun homme et de ne causer de tort à personne à moins de s’y trouver contraint par la légitime défense ou le souci de l’honneur.
— Eh bien, dit Méraugis, je ne vois rien de mauvais dans tout cela. – Attends, répondit l’autre. Comme il est méchant de nature, il s’arrange toujours pour se trouver en état de légitime
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