George Sand et ses amis
article sur Dieu parce que ce n'était point un sujet d'actualité, fut présenté à l'auteur de Lélia par le berrichon Planet, toujours préoccupé d'élucider et de résoudre la question sociale. Ils cherchaient, les uns et les autres, à tâtons, le moyen de compléter et de parachever la Révolution de 1789 qu'ils jugeaient trop exclusivement politique. George Sand explique, dans l'Histoire de ma Vie, comment et pourquoi elle désira entrer en relations avec Pierre Leroux : «J'ai ouï dire à Sainte-Beuve qu'il y avait deux hommes dont l'intelligence supérieure avait creusé et éclairé particulièrement ce problème dans une tendance qui répondait à mes aspirations et qui calmerait mes doutes et mes inquiétudes. Ils se trouvent, par la force des choses et par la loi du temps, plus avancés que M. Lamennais, parce qu'ils n'ont pas été retardés comme lui par les empêchements du catholicisme.
Ils sont d'accord sur les points essentiels de leur croyance, et ils ont autour d'eux une école de sympathies qui les entretient dans l'ardeur de leurs travaux. Ces deux hommes sont Pierre Leroux et Jean Reynaud. Quand Sainte-Beuve me voyait tourmentée des désespérances de Lélia, il me disait de chercher vers eux la lumière, et il m'a proposé de m'amener ces savants médecins de l'intelligence.» Elle hésita longtemps, s'estimant «trop ignorante pour les comprendre, trop bornée pour les juger, trop timide pour leur exposer ses doutes intérieurs.» Egale, sinon plus grande, était la timidité de Pierre Leroux. Enfin, ce fut la femme qui fit les premirs pas. Elle lui demanda par lettre, pour un meunier de ses amis, le catéchisme du républicain en deux ou trois heures de conversation. Planet tint l'emploi du meunier, personnage muet.
Un dîner rassembla les trois convives dans la mansarde de George Sand. «Pierre Leroux fut d'abord gêné, dit-elle ; il était trop fin pour n'avoir pas deviné le piège innocent que je lui avais tendu, et il balbutia quelque temps avant de s'exprimer.» La bonhomie de Planet, la sollicitude attentive de l'hôtesse, le mirent à l'aise. Et voici l'impression que laissa chez son auditrice cette première entrevue : «Quand il eut un peu tourné autour de la question, comme il fait souvent quand il parle, il arriva à cette grande clarté, à ces vifs aperçus et à cette véritable éloquence qui jaillissent de lui comme de grands éclairs d'un nuage imposant. Nulle instruction n'est plus précieuse que la sienne, quand on ne le tourmente pas trop pour formuler ce qu'il ne croit pas avoir suffisamment dégagé pour lui-même. Il a la figure belle et douce, l'œil pénétrant et pur, le sourire affectueux, la voix sympathique, et ce langage de l'accent et de la physionomie, cet ensemble de chasteté et de bonté vraies qui s'emparent de la persuasion autant que la force des raisonnements.
Il était dès lors le plus grand critique possible dans la philosophie de l'histoire, et, s'il ne vous faisait pas bien nettement entrevoir le but de sa philosophie personnelle, du moins il faisait apparaître le passé dans une si vive lumière, et il en promenait une si belle sur tous les chemins de l'avenir, qu'on se sentait arracher le bandeau des yeux comme avec la main.»
George Sand confesse qu'elle ne l'entendit qu'à moitié, quand il développa le système de la propriété des instruments de travail. Elle essaie de croire ou de faire croire que c'était le fait des arcanes de la langue philosophique, inaccessible à la médiocrité de sa culture intellectuelle. En vérité, elle est trop modeste, et le Pierre Leroux n'est pas très clair. Néanmoins, elle discerna des lueurs et le proclame avec joie : «La logique de la Providence m'apparut dans ses discours, et c'était déjà beaucoup : c'était une assise jetée dans le champ de mes réflexions. Je me promis d'étudier l'histoire des hommes, mais je ne le fis pas, et ce ne fut que plus tard que, grâce à ce grand et noble esprit, je pus saisir enfin quelques certitudes.»
Ces certitudes, que nous tâcherons de démêler, resteront assez vagues, la philosophie de Pierre Leroux étant si éthérée, si loin des réalités mesquines ou grossières, qu'elle risque parfois de disparaître dans les nuages ou de planer aux régions lointaines et imprécises de l'empyrée.
Dès ce temps-là, la métaphysique nourrissait mal son prêtre. Pierre Leroux, en dépit d'un travail énorme, avait grand'peine à suffire aux
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