George Sand et ses amis
sonna sa femme de chambre, qui accourut sans lumière, vint à la porte, et tomba sur l'âne en jetant les hauts cris.»
Chez madame Dupin, dans la solitude de Nohant, il y avait, à côté des heures de distraction, bien des journées moroses pour une enfant aussi exubérante que l'était instinctivement Aurore. Depuis l'arrangement-ou même l'engagement-signé par Sophie, et qui laissait à la grand'mère toute liberté et pleins pouvoirs pour l'éducation de la fillette, celle-ci était livrée sans contrepoids à une direction solennelle, cérémonieuse et guindée. La vieille madame Dupin, fuyant la familiarité, exigeait le respect, et semblait éviter de caresser sa petite-fille ; elle lui donnait des baisers à titre de récompense. Aussi Aurore regrettait-elle l'humeur mobile, parfois brutale, mais affectueuse de sa mère, et souffrait-elle de l'excès de tenue qu'on lui imposait. Il était interdit de se rouler par terre, de rire bruyamment, de parler berrichon. Sa grand'mère lui disait vous, l'obligeait à porter des gants, à parler bas et à faire la révérence aux personnes qui venaient en visite. Défense d'aller à la cuisine et de tutoyer les domestiques. Avec madame Dupin Aurore devait même employer la troisième personne : Ma bonne maman veut-elle me permettre d'aller au jardin ?
Les voyages à Paris étaient comme une oasis pour cette enfant qui avait soif de tendresse. On mettait trois ou quatre jours, car madame Dupin, quoique circulant en poste, refusait de passer la nuit en voiture. De Châteauroux à Orléans, le paysage était monotone : on traversait la Sologne. En revanche, la forêt d'Orléans, avec ses grands arbres, avait une réputation tragique ; les diligences y étaient assez souvent arrêtées. Avant la Révolution, on s'armait jusqu'aux dents, lorsqu'il s'agissait de s'aventurer dans ce coupe-gorge.
La maréchaussée avait d'ailleurs une singulière façon de rassurer les voyageurs : «Quand les brigands étaient pris, jugés et condamnés, on les pendait aux arbres de la route, à l'endroit même où ils avaient commis le crime ; si bien qu'on voyait de chaque côté du chemin, et à des distances très rapprochées, des cadavres accrochés aux branches et que le vent balançait sur votre tête.» D'année en année, on comptait les nouveaux pendus, autour desquels volaient des corbeaux rapaces, et c'était tout ensemble un spectacle lugubre et une odeur répugnante.
Le séjour de Paris raviva chaque fois la tendresse d'Aurore pour sa mère dont on chercha vainement à la détacher. Madame Dupin, imbue de rancunes et de préjugés aristocratiques, ne voulait pas que sa petite-fille, qui descendait du maréchal de Saxe et d'un roi de Pologne, frayât avec cette soeur aînée, Caroline Delaborde, née de père inconnu. Ce fut la source de querelles où la grand'mère finit par céder. Il y avait, en effet, nous dit George Sand, deux camps dans la maison : «le parti de ma mère, représenté par Rose, Ursule et moi ; le parti de ma grand'mère, représenté par Deschartres et par Julie.»
Quand Aurore eut la rougeole, comme sa mère ne venait pas la voir ou s'arrêtait au seuil de sa chambre, cette conduite fut, dans la domesticité, l'objet d'appréciations contradictoires. Pour les uns, madame Sophie Dupin craignait de contracter la maladie et s'abstenait d'approcher son enfant. Pour les autres-et cette version est plus vraisemblable-elle appréhendait d'apporter la rougeole à Caroline.
Chez sa bonne maman, Aurore avait coutume de voir en visite un certain nombre de personnes de qualité : son grand-oncle M. de Beaumont, madame de la Marlière, madame Junot, plus tard duchesse d'Abrantès, madame de Pardaillan, «petite bonne vieille qui avait été fort jolie, qui était encore proprette, mignonne et fraîche sous les rides,» et donnait à la jeune Aurore ce conseil en forme d'horoscope : «Soyez toujours bonne, ma pauvre enfant, car ce sera votre seul bonheur en ce monde.» Il y avait encore deux vieilles comtesses, comme disait dédaigneusement Sophie Dupin : madame de Ferrières qui, ayant de beaux restes à montrer, avait toujours les bras nus dans son manchon dès le matin ; «mais ces beaux bras de soixante ans, relate George Sand, étaient si flasques qu'ils devenaient tout plats quand ils se posaient sur une table, et cela me causait une sorte de dégoût.»
L'autre était madame de Béranger, dont le mari prétendait descendre de Béranger, roi
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