George Sand et ses amis
chansons de geste du prolétariat à travers les âges. Ce fut l'honneur d'Agricol Perdiguier de vouloir opérer une réconciliation durable parmi les associations ouvrières profondément divisées. Son petit volume, dont les journaux démocratiques de l'époque, notamment le National, reproduisirent de nombreux extraits, prêchait aux travailleurs manuels l'union et la concorde qui devaient améliorer leur condition morale et matérielle. Agricol Perdiguier ne se contenta pas d'enseigner à ses frères, les compagnons du Tour de France, la sublimité de l'idéal éclos et épanoui dans son coeur. Il effectua lui-même un voyage social et humanitaire à travers les départements. Tous les Devoirs entendirent cette bonne parole, animée d'un souffle évangélique. Presque tous en profitèrent. La devise d'Avignonnais-la-Vertu n'était autre que celle de l'apôtre Jean : «Aimez-vous les uns les autres.»
Si la cause était gagnée auprès des compagnons, qui renoncèrent à leurs vieilles haines corporatives et ouvrirent leurs âmes au sentiment de la solidarité, il restait à faire pénétrer les idées nouvelles dans le public bourgeois, fort ignorant des questions ouvrières. La monarchie de Juillet avait institué le pays légal, qui affectait de ne point connaître et de dédaigner le pays véritable. Pour cette tâche de vulgarisation et de propagande au delà des frontières professionnelles, Agricol Perdiguier eut la plus retentissante et la plus efficace des collaborations. Il obtint le concours littéraire de George Sand.
L'auteur d'Indiana, de Valentine et de Mauprat ne pouvait demeurer insensible à aucune des manifestations du renouveau qui pénétrait dans les classes intellectuelles. Elle s'indignait de cet égoïsme ploutocratique, personnifié en Louis-Philippe. Elle aspirait à un réveil de l'esprit révolutionnaire qui, un demi-siècle plus tôt, s'était affirmé avec tant d'éclat. Selon l'expression qu'elle emploiera dans le Péché de Monsieur Antoine, elle voulait régénérer «l'antique bourgeoisie, cette race intelligente, vindicative et têtue, qui a eu de si grands jours dans l'histoire, et qui serait encore si noble, si elle avait tendu la main au peuple au lieu de le repousser du pied.» Et elle ajoutait, pour calmer les inquiétudes des libéraux et des républicains doctrinaires : «Ceux qui accusent les écrits socialistes d'incendier les esprits devraient se rappeler qu'ils ont oublié d'apprendre à lire aux paysans.»
Entre les diverses écoles réformatrices, George Sand cherchait sa voie. Elle était hantée, comme toutes les âmes fières, par le rêve d'une humanité meilleure, d'une société plus juste, qui aidât à réparer les inégalités de la naissance. Fourier et Victor Considérant proposaient le phalanstère, Pierre Leroux un vague communisme sentimental, Cabet une Icarie qui tenait de la république de Platon et de la cité d'Utopie. Lamennais, au lendemain de son héroïque rupture avec l'Eglise ultramontaine, ouvrait à la démocratie les avenues de l'idéalisme chrétien et de la fraternité évangélique. Il concevait un majestueux édifice, fondé sur les assises du devoir et habité par un peuple de sages.-Toutes ces doctrines, séduisantes à des degrés divers, George Sand les avait pressenties et éprouvées ; elle en avait extrait le suc et la substance. Elle haïssait le «gouvernement infâme de Louis-Philippe», elle stigmatisait le «cancan des prostituées et de la bourgeoisie», elle entendait avec joie les craquements de l'édifice. Son coeur et sa raison la conduisaient de Jean-Jacques à Robespierre, et l'incitaient à se pencher avec sollicitude vers le peuple. De là ses sympathies pour Agricol Perdiguier, et l'enthousiasme qu'elle apporta, durant toute l'année 1840, à écrire le Compagnon du Tour de France. Cette oeuvre, qui suscita l'admiration parmi le monde de la pensée, répandit la terreur dans la société ignorante et cossue, pour qui toute nouveauté est une perturbation séditieuse. George Sand fut maudite par les gens du bel air, les classes dirigeantes et le clergé. Elle n'eut garde de s'en émouvoir. «Voilà, dit-elle simplement dans la préface du roman, comment un certain monde et une certaine religion accueillent les tentatives de moralisation, et comment un livre dont l'idée évangélique était le but bien déclaré, fut reçu par les conservateurs de la morale et les ministres de l'Evangile.»
Le crime, en
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