George Sand et ses amis
effet, de George Sand était double : dans la thèse et dans la fable. Pour exposer les doctrines du compagnonnage telles que les formulait Agricol Perdiguier, elle avait eu recours à une intrigue qui place le peuple au-dessus de la noblesse, exalte le travail aux dépens de l'oisiveté et célèbre les vertus plébéiennes. On estima, en haut lieu, que de pareilles maximes étaient subversives et antisociales.
Le héros du Compagnon du Tour de France, Pierre Huguenin, surnommé l'Ami-du-Trait, simple ouvrier menuisier, ne s'avise-t-il pas de se faire platoniquement aimer de la belle Yseult de Villepreux, et ne s'éloigne-t-il pas avec fierté, plutôt que de lui infliger ce que le monde appelle une mésalliance ? Et son camarade Amaury, dit le Corinthien, ne pénètre-t-il pas assez intimement dans les bonnes grâces de la marquise Joséphine, pour que certaine calèche, durant la nuit, leur rende le même office hospitalier que le fiacre de Madame Bovary ? Cela était impardonnable, au gré des lecteurs bien pensants. George Sand avait l'audace de montrer le travailleur qui s'élève, et des filles ou des femmes nobles qui tombent dans des bras plébéiens. Son Pierre Huguenin était bon, loyal et brave ; il savait plaire. Et Yseult voulait épouser un homme du peuple, afin de devenir peuple elle-même !
Le type de cet ouvrier pouvait-il paraître embelli, poétisé, aux gens du monde qui n'avaient pas de rapports directs avec l'atelier ? George Sand se défend de ce reproche : «Agricol Perdiguier, écrit-elle, était au moins aussi intelligent, aussi instruit que Pierre Huguenin. Un autre ouvrier, le premier venu, pouvait être jeune et beau, personne ne le niera.
Une femme bien née, comme on dit, peut aimer la beauté dans un homme sans naissance, cela s'est vu !» Le romancier souhaite que l'aventure se généralise, que l'amour ne connaisse d'autres affinités que celles du coeur et de l'esprit. «Un ouvrier, s'écrie-t elle, est un homme tout pareil à un autre homme, un monsieur tout pareil à un autre monsieur, et je m'étonne beaucoup que cela étonne encore quelqu'un.» On s'étonna, effectivement, et même on se révolta, parmi les censitaires de 1840. George Sand, non contente de heurter les préjugés nobiliaires ou bourgeois, appelait un autre état social, fondé sur cette maxime : «A chacun selon ses besoins !» Elle estimait que le morcellement de la propriété gâte la beauté de la nature. Elle honorait le peuple qui peine avec résignation : «Effacez ses souillures, disait-elle, remédiez à ses maux, et vous verrez bien que ce vil troupeau est sorti des entrailles de Dieu tout aussi bien que vous. C'est en vain que vous voulez faire des distinctions et des catégories ; il n'y a pas deux peuples, il n'y en a qu'un.» Et l'âme idéaliste de George Sand se rencontrait avec l'esprit pratique d'Agricol Perdiguier pour enseigner aux humbles l'ascension vers le mieux. Dans le compagnonnage, elle découvrait un germe bienfaisant, la loi mutuelle d'assistance et d'amour.
De la même inspiration procède le Meunier d'Angibault, qui parut en 1845. Marcelle, comtesse de Blanchemont, veuve et à demi ruinée, aime l'ouvrier mécanicien Henri Lémor, qui ne voulait pas l'épouser, la croyant riche. Elle se réfugie au fin fond du Berry ; il la suit. Là surgit, en parallèle, un autre couple amoureux. Rose, fille de maître Bricolin, l'avide régisseur de Blanchemont, aime le meunier Grand-Louis, qui est sans fortune.
Les parents de Rose, surtout sa mère, s'opposent au mariage. Ils ont pourtant une fille aînée qui est devenue folle «d'une amour contrariée» et qui erre à travers la campagne. Cette possédée incendie la ferme de Blanchemont. Alors les théories socialistes resplendissent de leur plus pur éclat. Marcelle, pauvre et radieuse, épouse Henri Lémor. Et Rose se marie avec le Grand-Louis, le farinier d'Angibault.
Plus accentuées encore sont les doctrines du roman qui suivit, le Péché de Monsieur Antoine. Composé en 1845 à la campagne, «dans une phase de calme extérieur et intérieur, nous dit George Sand, comme il s'en rencontre peu dans la vie des individus», cet ouvrage hardiment socialiste fut publié en feuilleton par un journal ultra-conservateur, l'Epoque, vers le même temps où les romans d'Eugène Sue paraissaient dans les Débats et le Constitutionnel, feuilles gouvernementales. En effet, les organes républicains, tels que le National, se
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