George Sand et ses amis
d'être, lui aussi, la palombe ensanglantée, souffreteuse, lentement réchauffée, péniblement guérie, qui d'une aile encore lasse, à peine remise de sa brisure, avait fui la cage vénitienne pour s'envoler vers la douce France et rentrer au nid déserté, au vrai nid maternel.
«Quand nous nous sommes quittés-murmure celle qui reste et s'attarde-j'étais fier et heureux de te voir rendu à la vie ; j'attribuais un peu à mes soins la gloire d'y avoir contribué. Je rêvais pour toi des jours meilleurs, une vie plus calme. Je te voyais renaître à la jeunesse, aux affections, à la gloire. Mais quand je t'eus déposé à terre, quand je me retrouvai seul dans cette gondole noire comme un cercueil, je sentis que mon âme s'en allait avec toi. Le vent ne ballottait plus sur les lagunes agitées qu'un corps malade et stupide. Un homme m'attendait sur les marches de la Piazzetta.-Du courage ! me dit-il.-Oui, lui répondis-je, vous m'avez dit ce mot-là une nuit, quand il était mourant dans nos bras, quand, nous pensions qu'il n'avait plus qu'une heure à vivre. A présent, il est sauvé, il voyage, il va retrouver sa patrie, sa mère, ses amis, ses plaisirs. C'est bien ; mais pensez de moi ce que vous voudrez, je regrette cette horrible nuit où sa tête pâle était appuyée sur votre épaule, et sa main froide dans la mienne. Il était là entre nous deux, et il n'y est plus. Vous pleurez aussi, tout en haussant les épaules. Vous voyez que vos larmes ne raisonnent pas mieux que moi. Il est parti, nous l'avons voulu ; mais il n'est plus ici, nous sommes au désespoir.»
Il faudrait, dans les Lettres d'un Voyageur, dans celles qui furent écrites à Venise comme dans celles qui sont postérieures, noter tant de pages exquises où transparaît l'âme de George Sand : les idées qu'elle professe et n'appliquera qu'à demi pour l'éducation de ses enfants ; le portrait du Juste : la critique de Lélia et de Jacques ; les vues sur Manon Lescaut, sur la Nouvelle Héloïse et la probabilité du suicide de Rousseau.
«Martyr infortuné, qui avez voulu être philosophe classique comme un autre, pourquoi n'avoir pas crié tout haut ? Cela vous aurait soulagé, et nous boirions les gouttes de votre sang avec plus de ferveur ; nous vous prierions comme un Christ aux larmes saintes.» Il faudrait entendre et répercuter l'apostrophe émouvante qu'elle adresse à ses dieux Lares, et cet éloge de l'amitié qui rappelle les belles périodes cicéroniennes : «Amitié ! amitié ! délices des coeurs que l'amour maltraite et abandonne ; soeur généreuse qu'on néglige et qui pardonne toujours !» Mais, parmi tant de cris de douleur, de soupirs ou de murmures qui sortent d'une poitrine angoissée, est-il rien qui égale cet aveu de repentir et de remords, proféré par une âme en deuil :
«Je n'ai pas rencontré l'être avec lequel j'aurais voulu vivre et mourir, ou, si je l'ai rencontré, je n'ai pas su le garder. Ecoute une histoire, et pleure.
«Il y avait un bon artiste, qu'on appelait Watelet, qui gravait à l'eau-forte mieux qu'aucun homme de son temps. Il aima Marguerite Le Conte et lui apprit à graver à l'eau-forte aussi bien que lui. Elle quitta son mari, ses biens et son pays pour aller vivre avec Watelet. Le monde les maudit ; puis, comme ils étaient pauvres et modestes, on les oublia. Quarante ans après, on découvrit aux environs de Paris, dans une maisonnette appelée Moulin-Joli, un vieux homme qui gravait à l'eau-forte et une vieille femme, qu'il appelait sa meunière, et qui gravait à l'eau-forte, assise à la même table. Le premier oisif qui découvrit cette merveille l'annonça aux autres, et le beau monde courut en foule à Moulin-Joli pour voir le phénomène.
Un amour de quarante ans, un travail toujours assidu et toujours aimé ; deux beaux talents jumeaux ; Philémon et Baucis du vivant de mesdames Pompadour et Dubarry. Cela fit époque, et le couple miraculeux eut ses flatteurs, ses amis, ses poètes, ses admirateurs. Heureusement le couple mourut de vieillesse peu de jours après, car le le monde eût tout gâté. Le dernier dessin qu'ils gravèrent représentait le Moulin-Joli, la maison de Marguerite, avec cette devise : Cur valle permutem Sabina divitias operosiores ?
«Il est encadré dans ma chambre au-dessus d'un portrait dont personne ici n'a vu l'original. Pendant un an, l'être qui m'a légué ce portrait s'est assis avec moi toutes les nuits à une petite
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