George Sand
talent même. Mauprat, le coeur pris par l'image d'Edmée, deviendra, avec une résolution et des peines incroyables, de bandit et de sauvage, honnête homme, héros.
Quand il n'y a pas d'abîme à franchir, on se croise les bras et on aime ; on ne sait bien faire que cela dans le petit monde que gouverne l'amoureuse fantaisie de Mme Sand. Voyez Octave, dans Jacques, il ne lui vient pas à l'idée qu'il puisse y avoir d'autre occupation ou d'autre devoir ici-bas. Il a aimé Sylvia ; quand il ne l'aime plus, c'est Fernande qu'il aime. Son inutilité dans la société n'est pour lui ni un souci ni un remords ; d'ailleurs il n'y pense pas, et s'il y pense, il n'y croit pas. Sa fonction sociale est d'aimer ; Dieu sait s'il s'en acquitte en conscience. Bénédict, dans Valentine, ne s'imagine pas non plus que son intelligence ou ses bras puissent servir à autre chose. Du jour où il a rencontré Valentine, sa vie extérieure s'arrête. Il abdique toute son activité, tout son avenir ; il ne songe pas que l'existence a ses exigences et ses devoirs. Il vit avec son amour et de son amour, dans l'immobilité d'une extase orientale, que troublent seulement ses fureurs et ses désespoirs.—La raison de vivre, c'est l'amour ; le droit de vivre cesse avec lui. Ceux qui persistent à traîner sur la terre l'inutile fardeau d'une existence sans amour sont des âmes faibles qui n'ont pas su trouver en elles l'énergie d'une résolution suprême. Mais croyez bien que ces volontés inertes, qui n'ont pas l'énergie de la mort, n'ont pas eu celle du véritable amour. André, après la mort de Geneviève, se promène malade au bras de Joseph Marteau, le long des traînes, lentement, les yeux baissés, comme s'il craignait encore de rencontrer le regard de son père. L'infortuné, nous dit Mme Sand, n'avait pas eu la force de mourir. C'est qu'aussi André n'a porté dans la passion que les agitations et les terreurs de la faiblesse. Voyez les vrais héros de l'amour, ils sauront quitter la vie quand l'amour les quittera.
Valentine mourra de la mort de Bénédict. Indiana ne veut pas survivre à son coeur. Jacques, trahi, va chercher une mort inconnue dans les glaciers. À qui n'a plus l'amour il ne reste plus rien à faire en ce monde. Ainsi le veut l'esthétique du roman. Quel contraste avec les idées de Carlyle, le philosophe anglais, sur le même sujet ! «Ce qu'il exécrait le plus violemment dans les romans de Thackeray, c'est que l'amour y est représenté (à la façon française) comme s'étendant sur toute notre existence et en formant le grand intérêt ; tandis que l'amour, au contraire (la chose qu'on appelle l'amour), est confiné à un très petit nombre d'années de la vie de l'homme, et que, même dans cette fraction insignifiante du temps, il n'est qu'un des objets dont l'homme a à s'occuper, parmi une foule d'autres objets infiniment plus importants... À vrai dire, toute l'affaire de l'amour est une si misérable futilité qu'à une époque héroïque personne ne se donnerait la peine d'y penser, encore bien moins d'en ouvrir la bouche [Mme Carlyle.—Portraits de femmes, par Arvède Barine.] ?» Qui a raison ?
Si l'on s'étonne que l'amour soit, non pas le plus grand, mais presque l'unique devoir de la vie, Mme Sand vous l'expliquera en disant qu'il vient de Dieu. On sait qu'il était fort à la mode, en ce temps, de mêler ce nom aux plus vifs emportements de la passion. Nos poètes mettaient alors une sorte de mysticisme dans les aventures les plus risquées du coeur. Mais aucun poète, aucun romancier n'a plus ouvertement que Mme Sand, je dirai plus candidement, abusé de Dieu dans l'amour. Certes il y a de nobles passions qui grandissent l'âme, et, comme la raison humaine cherche l'idéal divin dans tout ce qui est grand et beau, on peut croire parfois, en sentant l'homme meilleur, à une secrète intervention de Dieu dans ces sentiments privilégiés.
Mais quel enthousiasme indiscret et périlleux d'appliquer à tous les amours, quels qu'ils soient, cette complaisante faveur de la Providence ! De quelles coupables lâchetés de coeur, de quelles perfidies, de quelles défaillances morales on la rend ainsi involontairement complice ! Écoutez Mme Sand nous retracer à sa façon les hautes origines de l'amour : «Ce qui fait l'immense supériorité de ce sentiment sur tous les autres, ce qui prouve son essence divine, c'est qu'il ne naît point de l'homme même, c'est que l'homme n'en peut
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