George Sand
immatérielles aperçues dans nos rêves.
Les émotions des sens ne nous suffisent pas. La nature n'a rien d'assez recherché dans le trésor de ses joies naïves pour apaiser la soif de bonheur qui est en nous ; il nous faut le ciel, et nous ne l'avons pas !» Et le discours, lancé ainsi par une pensée impétueuse et sublime vers l'infini, ne s'arrête plus. L'âme, entraînée à sa suite, gravit les cîmes les plus élevées du sentiment. Mais tournez le feuillet : l'âme redescend la montagne. Quelle scène ! et comme le grand coeur de Lélia est près de faiblir ! Se rappelle-t-on les pages brûlantes qui commencent ainsi : «Lélia passa ses doigts dans les cheveux parfumés de Sténio, et, attirant sa tête sur son sein, elle la couvrit de baisers...» Il y a dans ces pages un si indéfinissable mélange de platonisme et de volupté, l'un reprenant sans cesse ce que l'autre a ravi, et la volupté vaincue revenant à chaque instant se jouer du platonisme tour à tour indigné et attendri, il y a dans cette lutte dangereuse et trop longtemps décrite quelque chose de si irritant pour l'imagination, que je n'hésite pas à juger Pulchérie, la prêtresse du plaisir, moins impudique dans ses ivresses, que cette sublime Lélia dans les hallucinations de sa cynique chasteté. Les nobles idées elles-mêmes qui se présentent au milieu de ce délire ne font qu'en aggraver l'étrange abandon. «Comme ton coeur bat rude et violent dans ta poitrine, jeune homme ! C'est bien, mon enfant ; mais ce coeur renferme-t-il le germe de quelque mâle vertu ? Traversera-t-il la vie sans se corrompre ou sans se sécher ?... Tu souris, mon gracieux poète, endors-toi ainsi.» Je ne peux souffrir cette sollicitude pour la vertu future de Sténio en un pareil moment. Lélia proteste en vain contre nos soupçons. En vain elle déclare qu'elle se complaît dans la beauté de Sténio avec une candeur, une puérilité maternelle.
Je me défie malgré moi de ces candeurs et de ces maternités factices.
Une des conséquences de la théorie sur l'origine providentielle de la passion est cet axiome romanesque, que l'amour égalise les rangs. C'est la société seule qui fait les castes. Dieu n'est pour rien dans nos puériles combinaisons. D'où il faut conclure que, dans ce travail providentiel qui prédestine les âmes les unes aux autres, il n'est tenu aucun compte des degrés de la hiérarchie sociale où le hasard et le préjugé distribueront ces âmes à leur entrée dans la vie. Il y a égalité devant Dieu, il y aura égalité dans l'amour, qui est son oeuvre. Et l'on verra toutes ces nobles héroïnes, Valentine de Raimbault, Marcelle de Blanchemont, Yseult de Villepreux et tant d'autres, aller chercher leur idéal sous la blouse du paysan ou la veste de l'ouvrier, jalouses de relever leurs frères abaissés et de remettre chacun d'eux à sa vraie place. Ainsi se font les mariages d'âmes, d'une extrémité à l'autre de l'échelle sociale, dans le monde des romans de Mme Sand. Elle se plaît, dans les jeux de son imagination, à rapprocher les conditions et à préparer (elle le croit du moins) la fusion des castes par l'amour.
Qu'y a-t-il de vrai dans cette idée ? L'amour égalise-t-il les rangs dans la vie comme dans le roman ? C'est une de ces questions délicates qui n'admettent pas de réponse absolue, et que d'autres juges que les hommes pourraient seuls éclairer avec leurs instincts et leurs fines inductions. Si j'en crois quelques témoignages, cette idée de Mme Sand séduirait beaucoup l'imagination des femmes. Il y a, en effet, dans le coeur de chacune d'elles, une tendance au dévouement dans l'amour, une sorte d'instinct chevaleresque qui s'exalte dans l'idée d'une lutte généreuse avec les disgrâces imméritées de la société ou de la fortune.
Quelle âme féminine résisterait, en imagination au moins, au plaisir de relever une grande intelligence refoulée dans l'ombre, un coeur vaillant égaré, par les hasards d'un sort contraire, dans les rangs obscurs de la vie ? Mais cet héroïsme va-t-il au delà du rêve ? Une femme née dans un rang élevé, entourée de ce luxe et de cet éclat qui sont comme le cadre naturel des hautes existences sociales, pourra-t-elle, de cette région où elle vit, distinguer dans la foule humaine ce noble déclassé qu'elle doit remettre à son vrai niveau ? Et si par un hasard miraculeux elle le découvre, les circonstances se feront-elles assez les
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