George Sand
d'Horace), pourquoi donc cette douleur ? Est-ce du regret pour le passé, est-ce la crainte de l'avenir ? Tu as disposé de toi, tu étais libre, personne n'a le droit de t'humilier.» Ceux mêmes qui auraient quelque droit de se plaindre, comme les maris abandonnés, sont les premiers, quand ils ont de grandes âmes, à répandre leur bénédiction héroïque sur le couple adultère : «Ne maudis pas ces deux amants, écrit Jacques à Sylvia. Ils ne sont pas coupables, ils s'aiment. Il n'y a pas de crime là où il y a de l'amour sincère». Et ailleurs : «Fernande cède aujourd'hui à une passion qu'un an de combats et de résistance a enracinée dans son coeur ; je suis forcé de l'admirer, car je pourrais l'aimer encore, y eût-elle cédé au bout d'un mois.
Nulle créature humaine ne peut commander à l'amour, et nul n'est coupable pour le ressentir et pour le perdre.» Mais où donc s'arrêtera cette indulgence pour les égarements de l'amour ? J'ai peur qu'elle ne s'étende bien loin, jusqu'aux dernières limites où peut s'étendre la vie libre. Je me rappelle involontairement une apologie très vive (pro domo suâ) d'Isidora la courtisane, démontrant à Laurent que toutes ces femmes de plaisir et d'ivresse qu'un stoïcisme puéril méprise, ce sont les types les plus rares et les plus puissants qui soient sortis des mains de la nature. Mme Sand peut dire qu'Isidora parle ainsi par circonstance ou par situation, et que d'ailleurs il ne faut pas discuter si sévèrement les folles pensées qui s'échangent au bal masqué. Soit ; mais plus loin, dans le même livre, Laurent développe un thème analogue, et conclut hardiment, devant la noble Alice, que la société n'a pas donné d'autre issue aux facultés de la femme, belle et intelligente, mais née dans la misère, que la corruption. Et la pudique Alice répond avec une expansion douloureuse : «Vous avez raison, Laurent». Le mot est d'une bouche bien grave, cette fois !
Dans toutes les fautes qui peuvent entraîner une femme, dans celles mêmes qui l'avilissent aux yeux du monde, il n'y a de coupable que la société, qui entrave les libres élans de Dieu dans les âmes. On va bien loin avec cette théorie. J'ai peur que les âmes qui, par malheur, la prendraient au sérieux, ne s'énervent dans une sorte de fatalisme oriental. C'est la foi dans la liberté qui nous fait libres. Croyez-y vigoureusement, vous la sentirez vivre et agir en vous. Cessez d'y croire, et vous tomberez au rang de ces âmes serviles que la passion agite sous son joug de fer.
On est libre dans la mesure où l'on croit l'être, car c'est précisément cette affirmation de notre force qui nous affranchit. Ceci est un dogme de la plus pure philosophie ; c'est un dogme religieux aussi, car la religion nous dit que la grâce ne se refuse pas à qui la mérite par l'effort. Je ne prétends pas que l'homme soit impeccable, ni que l'opinion doive s'armer d'une ridicule sévérité pour châtier ses défaillances. Ce que je veux uniquement, c'est rétablir la responsabilité là où elle doit être, et empêcher qu'on n'aggrave encore des faiblesses trop réelles par ces complaisances de doctrines empressées à les absoudre. Il y a une certaine grandeur morale, même dans une faute, à s'en reconnaître le libre auteur, plutôt que d'en chercher la lâche excuse dans une fatalité que nous faisons nous-mêmes en y croyant.
L'idéalité sensuelle, voilà le vice secret de presque tous les amours dans Mme Sand. Ses héros s'élèvent aux plus hautes cimes du platonisme. Mais regardez de plus près dans le coeur, vous y apercevrez un sensualisme délicat ou violent qui gâte les plus nobles aspirations. Un exemple suffira. Lélia est moins une femme qu'un symbole. Parmi tous les grands sentiments qu'elle symbolise, il faut placer incontestablement l'amour pur. Mme Sand a voulu en faire la plus brillante expression de l'idéalisme dans la passion. Certes elle parle un magnifique langage quand elle s'écrie : «L'amour, Sténio, n'est pas ce que vous croyez ; ce n'est pas cette violente aspiration de toutes les facultés vers un être créé, c'est l'aspiration sainte de la partie la plus éthérée de notre âme vers l'inconnu. Êtres bornés, nous cherchons sans cesse à donner le change à ces insatiables désirs qui nous consument ; nous cherchons un but autour de nous, et, pauvres prodigues que nous sommes, nous parons nos périssables idoles de toutes les beautés
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