George Sand
vécu dans une âme sincère, c'est assez pour que l'on n'en plaisante pas.
J'accorde de grand coeur mon respect, non aux théories elles-mêmes, mais au loyal enthousiasme qui les a embrassées. Au reste, il faut bien le dire, ces doctrines sont mortes, et bien mortes ; elles ont succombé sous leur impuissance en face des faits, et le socialisme doctrinal de 1848 a été trouvé incapable de résoudre pratiquement le plus mince problème. Mais ce qui n'est pas mort, ce sont les problèmes eux-mêmes ; ce qui n'est pas mort, c'est la nécessité économique et morale de les poser, et d'en chercher au moins la solution partielle. Ce qui n'est pas mort, enfin, c'est la misère et l'imprescriptible obligation, pour quiconque a une conscience et du coeur, de dévouer une part de sa pensée et de sa vie à ces souffrances de nos frères inconnus. Les théories de ce temps-là sont bien finies, je le crois, mais la cause qui les a fait naître leur survit, et ce n'est pas trop dire que de déclarer que cette cause est celle même du christianisme, que ces deux causes n'en font qu'une, et que nul n'est vraiment ni chrétien ni philosophe qui n'est pas résolu à opposer aux tristes conquêtes de la misère l'effort croissant de la sympathie et du dévouement. Ne nous inquiétons pas trop de savoir si le progrès est indéfini et continu. Nous savons, en tout cas, qu'il n'est pas fatal et qu'il dépend de nous. Travailler au progrès partiel, sur un atome de l'étendue, sur un point du temps, c'est peut-être tout ce que nous pouvons faire, faisons-le. Occupons-nous moins d'aimer l'humanité de l'avenir que les hommes qui sont près de nous, à la portée de notre main et de notre coeur. Tout cela n'est pas chose nouvelle, c'est le socialisme de la charité, et c'est le bon.
Qui de nous ou de Mme Sand se trouve le plus rapproché de M. de Lamennais, la seule intelligence vraiment philosophique qu'elle ait connue ? Avait-elle lu ces admirables lignes dans les Oeuvres posthumes :
«On ne saurait tromper plus dangereusement les hommes qu'en leur montrant le bonheur comme le but de la vie terrestre. Le bonheur n'est point de la terre, et se figurer qu'on l'y trouvera est le plus sûr moyen de perdre la jouissance des biens que Dieu y a mis à notre portée. Nous avons à remplir une fonction grande et sainte, mais qui nous oblige à un rude et perpétuel combat. On nourrit le peuple d'envie et de haine, c'est-à-dire de souffrances, en opposant la prétendue félicité des riches à ses angoisses et à sa misère.» Et, avec un admirable geste d'âme, l'illustre penseur s'écrie : «Je les ai vus de près, ces riches si heureux ! Leurs plaisirs sans saveur aboutissent à un irrémédiable ennui qui m'a donné l'idée des tortures infernales. Sans doute, il y a des riches qui échappent plus ou moins à cette destinée, mais par des moyens qui ne sont pas de ceux que la richesse procure. La paix du coeur est le fond du bonheur véritable, et cette paix est le fruit du devoir parfaitement accompli, de la modération des désirs, des saintes espérances, des pures affections. Rien d'élevé, rien de beau, rien de bon ne se fait sur la terre qu'au prix de la souffrance et de l'abnégation de soi, et le sacrifice seul est fécond.» Pour cette simple page d'un vrai penseur qui tempère par des traits d'une raison si forte ses indignations et ses colères, je donnerais de grand coeur tous les discours de Pierre Leroux et surtout la fameuse conversation du pont des Saints-Pères, un soir que les Tuileries ruisselaient de l'éclat d'une fête, où M. Michel (de Bourges) tenta d'initier à des doctrines farouches l'intelligence vraiment naïve de Mme Sand, où elle eut l'étonnement et presque le scandale de cette éloquence furibonde, débridée à cette heure jusqu'à une sorte de férocité apocalyptique.
La naïveté dans le génie, peut-on la nier, puisque, malgré l'horreur avouée de cette conversation, tout entière en sanglants dithyrambes, Mme Sand continua quelque temps encore à croire à l'esprit politique de son prolixe et bruyant ami ?
Pour moi, je ne pardonnerai jamais à cet ami et à beaucoup d'autres d'avoir exalté dans le faux cette sensibilité d'artiste, si facile à recevoir les impressions fortes, et jeté cette vive imagination dans les chimériques violences de leurs doctrines. Au fond, ils trouvaient d'avance un complice dans son coeur, qui longtemps ne vit pas la transition trop facile entre les
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