George Sand
son plaisir, qui n'interpose pas les jeux d'un prisme personnel entre elle et la nature. Elle voit la nature telle qu'elle est, longuement, profondément. Elle garde gravé en traits indélébiles le tableau qui a passé sous ses yeux, elle le conserve inaltéré. On pourrait dire qu'elle apporte plus de mémoire imaginative que d'imagination dans ses souvenirs et ses visions de la réalité. C'est même cette absence d'un brillant défaut qui donne aux traits de son paysage une si lumineuse précision. Un des grands peintres de son temps, M. de Lamartine, avait trop de splendeurs dans son âme pour bien voir au dehors. Je parierais qu'il trouvait toujours la nature moins belle qu'il ne l'avait prévu. L'éclat de son rêve éclipsait la réalité tant qu'elle était sous ses yeux, et, plus tard, quand il voulait revoir dans son souvenir le paysage entrevu, quand il voulait le peindre, c'était encore son imagination qui travaillait autant que sa mémoire. Sa peinture était splendide, mais confuse ; elle avait la mobilité scintillante d'un rayonnement ; le regard ébloui ne pouvait ni s'y fixer ni en rien saisir avec tranquillité.
L'art fatigue à la longue l'esprit. La nature le repose et le récrée sans cesse.
Quand Mme Sand voyageait en Italie, son compagnon de voyage, Alfred de Musset, n'était avide que de marbres taillés. «Quel est donc, disait-on de lui, ce jeune homme qui s'inquiète tant de la blancheur des marbres ?» Au bout de peu de jours il fut rassasié de statues, de fresques, d'églises et de galeries. Son plus doux souvenir fut celui d'une eau limpide et froide où il lava son front chaud et fatigué dans un jardin de Gênes. «C'est que les créations de l'art parlent à l'esprit seul, et que le spectacle de la nature parle à toutes les facultés. Il nous pénètre par tous les pores comme par toutes les idées. Au sentiment tout intellectuel de l'admiration l'aspect des campagnes ajoute le plaisir sensuel. La fraîcheur des eaux, les parfums des plantes, les harmonies du vent circulent dans le sang et les nerfs, en même temps que l'éclat des couleurs et la beauté des formes s'insinuent dans l'imagination.»
La nature tout entière passe dans l'homme ; elle lui parle le langage le plus varié. Il y a quelques pages, à la fin du premier volume de la Daniella, qui sont une tentative étonnante pour exprimer l'effet d'orchestre que réalisent pour des oreilles intelligentes ces jeux sonores et combinés de la campagne. Jean Valreg est monté, le soir, sur la petite terrasse du château de Mondragon, et là il recueille tous les bruits des collines et des vallées qui montent jusqu'à lui, il étudie cette musique produite par la rencontre des sons épars qui constitue en ce pays la musique naturelle, locale. «Il y a, dit-il, des endroits comme cela qui chantent toujours», et celui-ci est le plus mélodieux où il se soit jamais trouvé. Et il énumère, dans une langue bien curieuse, tous ces bruits divers : la chanson des grandes girouettes, si régulièrement phrasée à son début qu'il a pu écrire six mesures parfaitement musicales, lesquelles reviennent invariablement à chaque souffle du vent d'est.
Ces girouettes pleurardes et radoteuses, avec leurs notes d'une ténuité impossible, sont comme les ténors aigus qui dominent l'ensemble. «Je ne sais quel esprit de l'air les met d'accord avec le son des cloches des Camaldules... D'autres chants se mêlent à ces bruits : ce sont les refrains des paysans épars dans la campagne... Les basses continues sont dans le bruissement lourd des pins démesurés et d'une cascade qui recueille les eaux perdues des ruines. Puis il y a les cris des oiseaux, des vautours, et des aigles surtout.» En écoutant tout cela, Valreg poursuit une idée qui l'a bien souvent frappé dans ces harmonies naturelles que produit le hasard ; par cela même qu'elles échappent aux règles tracées, elles atteignent à des effets d'une puissance et d'une signification extraordinaires ; elles remplissent l'air d'une symphonie fantastique qui ressemble à la langue mystérieuse de l'infini.
À la réalité découverte ou devinée du paysage se joint, chez Mme Sand, un charme de sensibilité et un attrait tout particuliers. On ne s'intéresse pas seulement à sa peinture, on en est ému, on l'aime. Ce nouvel effet tient à l'art délicat ou plutôt à l'heureux instinct de ne jamais décrire uniquement pour décrire, et d'associer toujours à la nature
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