George Sand
qui travaillait en elle presque sans un effort de volonté. Avec les années survenantes, d'autres inspirations avaient pris la place des premières. Aussi est-ce avec une parfaite sincérité qu'elle raconte dans sa correspondance qu'elle est en train de refaire connaissance avec quelques-uns de ses romans les plus célèbres. À la lettre, c'est du nouveau pour elle. Ce qu'elle m'avait dit de cette singulière sensation d'un auteur qui se ressaisit lui-même, elle l'exprime à merveille, vers le même temps, dans une de ses lettres à Dumas fils : «J'ai essayé, ces jours-ci, de devenir, moi aussi, un lecteur de ce pauvre romancier.
Ça m'arrive tous les dix ou quinze ans de m'y remettre comme étude sincère et aussi désintéressée que s'il s'agissait d'un autre, puisque j'ai oublié jusqu'aux noms des personnages et que je n'ai que la mémoire du sujet sans rien des moyens d'exécution. Je n'ai pas été satisfaite de tout ; il s'en faut. J'ai relu l'Homme de neige et le Château des Désertes. Ce que j'en pense n'a pas grand intérêt à rapporter ; mais le phénomène que j'y cherchais et que j'y ai trouvé est assez curieux et peut vous servir.» Elle était, à ce moment, tombée dans un de ces états de stérilité passagère que connaissent tous les écrivains. Il fallait pourtant se remettre à son état. «Mais alors, votre serviteur ! il n'y avait plus personne. George Sand était aussi absent de lui-même que s'il fût passé à l'état de fossile. Pas une idée d'abord, et puis, les idées revenues, pas moyen d'écrire un mot.» Dans un accès de désespoir, elle prit un ou deux romans d'elle. D'abord elle ne comprenait rien du tout. «Peu à peu ça s'est éclairci. Je me suis reconnue, dans mes qualités et mes défauts, et j'ai repris possession de mon moi littéraire. À présent, c'est fini, en voilà pour longtemps à ne pas me relire.»
Elle avait une sorte de modestie très particulière ; elle était homme de lettres sans en avoir le principal défaut, la préoccupation dominante de soi-même et l'idée fixe de ses oeuvres. Elle était sensible à l'éloge et ne laissait pas de connaître sa valeur ; mais c'était le don de produire qu'elle estimait chez elle plutôt que telle ou telle oeuvre. Elle ne ramenait jamais d'elle-même le nom d'un de ses romans, et quand ce nom revenait, elle ne s'en souvenait que confusément. J'ai rarement vu à ce point le détachement d'un auteur ; il m'arriva plusieurs fois de l'étonner par la fidélité de ma mémoire, moins ingrate que la sienne pour tant d'oeuvres charmantes et passionnées.
Au fond, j'ose à peine le dire, tant ce mot est décrié par l'école des artistes raffinés, c'était une bourgeoise.
Elle en avait les habitudes, les instincts, particulièrement celui de la maternité, qui était à l'état de prédestination chez elle, bien que souvent mal appliqué et détourné de son but. C'était une âme bourgeoise avec une imagination byronienne. Ce qu'il y a de constant, dans sa correspondance, c'est le souci de son intérieur, de son ménage, de ses enfants. Tout s'y ramène ; elle presse sans cesse ses amis de venir la chercher là où sont ses racines. Dans cette dernière partie de son existence, combien elle se montre différente de cette fantasque et superbe amazone d'un idéal chimérique, qui avait chevauché, dans de folles équipées, à travers tant de coeurs brisés ! C'est elle, c'est la même qui, ramenée dans des conditions à peu près normales d'existence et dans son cadre familial, décrit ainsi cette vie qui est devenue sa plus chère habitude et comme sa dernière religion. «À Nohant, c'est toujours la même régularité monastique : le déjeuner, l'heure de promenade, les cinq heures de travail de ceux qui travaillent, le dîner, le cent de dominos, la tapisserie, pendant laquelle Manceau [Un jeune graveur malade, recueilli chez elle.] me fait la lecture de quelque roman ; Nini [Une de ses petites-filles.], assise sur la table, brodant aussi ; l'ami Borie ronflant, le nez dans le calorifère et prétendant qu'il ne dort plus du tout ; Solange le faisant enrager ; Émile (Aucante) disant des sentences.» Voilà bien le tableau de famille auquel se mêlent quelques profils d'amis. Car ce Nohant est une auberge hospitalière, tout à fait écossaise, ouverte toute l'année aux intimes. Le jour, quand elle se porte bien, elle travaille à «son petit Trianon» ; elle brouette des cailloux, elle arrache
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