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Gondoles de verre

Gondoles de verre

Titel: Gondoles de verre Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Nicolas Remin
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à la pension Apollo ou peut-être – il semblait avoir incliné la tête en arrière – pour admirer la lune et la myriade d’étoiles au nord de la lagune : la Voie lactée, le Cygne, cette croix inachevée, et Andromède, le V volant avec une petite tache au niveau de la deuxième étoile. Le destin qui attendait maintenant le colonel était-il vraiment si affreux ? Lui, pour sa part, préférerait sans hésiter une mort rapide à une agonie atroce sur un champ de bataille.
    Il se mit en mouvement et s’approcha du colonel d’un pas lent, un peu traînant, anodin, qui n’attirerait pas l’attention de sa victime. Tout en marchant, il tira le lacet en cuir de sa poche, prit un bâtonnet dans la main droite, l’autre dans la gauche, et tendit les deux bras devant lui. Orlov se tenait toujours immobile au bord du mur de soutènement, fumant sa dernière cigarette. Parfait. S’il ne bougeait pas, il pourrait lui accorder une mort légère.
    Deux pas plus rapides l’amenèrent derrière lui. Son entreprise aurait sans doute fonctionné avec la précision d’une horloge suisse si le colonel n’avait pas porté la cigarette à sa bouche à cet instant précis ; le lacet en cuir resta accroché à son coude. Orlov se retourna avec une rapidité stupéfiante. Leurs yeux se croisèrent un instant. Tout en sortant la lame de rasoir de sa poche, il se demanda si sa victime le reconnaissait, quoique cela n’eût aucune importance.
    Le rasoir traça un arc de cercle court et puissant, manqua la gorge d’Orlov, mais lui entailla profondément le front au-dessus de l’œil gauche. Le colonel poussa un cri strident. Le rasoir s’envola de nouveau mais, malgré la surprise et la douleur, le colonel recula le buste tel un serpent à sonnette et avança la main droite dans sa direction. La lame effleura quatre doigts et trancha les tendons. Dans la pénombre de la demi-lune, il vit l’index, le majeur et l’annulaire s’abattre comme des marionnettes fatiguées. Soudain, les deux bras d’Orlov retombèrent sans vigueur comme si le rasoir en avait par la même occasion sectionné les muscles. Le colonel – difficile de dire s’il avait compris ce qui lui arrivait – commit l’imprudence de relever la tête. Le troisième coup, venant de côté et d’une force terrible, lui ouvrit littéralement la gorge. Orlov s’effondra au bord du quai dans un bruit sourd, puis se retourna sur le flanc droit avec un gémissement rauque pour mourir.
    En se penchant, l’assassin put constater que son cœur éjectait toujours du sang avec fébrilité – un flot de sang sombre et brillant qui jaillissait de la plaie béante et dégoulinait sur le mur de soutènement. Puis le flot s’arrêta tout à coup ; Orlov était mort. Il s’essuya les mains ensanglantées sur la redingote du colonel et se redressa. Une strophe lui revint à l’esprit :
    They cut his throat from ear to ear,
    His brains they battered in :
    His name was Mr. William Weare,
    He dwelt in Lyons Inn.
    Certes, il ne s’agissait pas de vers grandioses, mais le fait qu’il parvînt à se souvenir d’un poème – dans une telle situation – le remplissait à lui seul de fierté. Cela montrait qu’il était loin de perdre le contrôle de lui-même. De toute évidence, il était vrai – comme il l’avait lu quelque part et l’avait retenu – que le cœur de tout artiste renferme une pointe de glace. Il ne savait plus où il avait lu cette phrase ; cependant, il la cautionnait de tout son être.
    Le bras droit du colonel pendait déjà le long du mur de soutènement. Il suffisait de pousser le cadavre du bout du pied pour le faire tomber dans la sacca della Misericordia. La surface de l’eau s’ouvrit et se couvrit d’ondes minuscules qui brillèrent quelques instants dans les rayons de la lune. La marée montante empêcherait le corps de dériver vers la mer. C’était parfait. On retrouverait ainsi Orlov dans le courant de la matinée – et alors, le rideau pourrait se lever pour le grand final.

40
    Il se collait à elle – non qu’il craignît de la perdre dans l’obscurité, mais parce qu’il aimait son parfum (du jasmin ?) qui se mêlait à l’odeur du bouquet de roses. Il n’avait pas été surpris qu’elle refusât de se laisser raccompagner. Mais on résiste rarement aux bouquets de roses odorantes. Celui-ci lui avait encore coûté très cher. Seulement, pensa-t-il, on n’a rien sans rien . À présent, il le tenait dans la main

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