Gondoles de verre
vous avait fait des avances.
Il hocha la tête.
— C’est la vérité.
— À quand cela remonte-t-il ?
Il réfléchit un instant.
— C’était juste après son arrivée chez nous. Cela fait un peu plus de six mois.
— Et c’est à la suite de votre refus qu’elle a…
— … découvert son amour pour le Seigneur, oui.
Potocki desserra son foulard déjà fort desserré.
— Vous croyez cet amour sincère ?
— Je me le suis souvent demandé moi aussi, avoua le veuf, la mine songeuse. Cette conversion paraît si…
Il chercha le mot exact.
— Si exagérée. Mais pourquoi me posez-vous ces questions ?
Sa tête tomba légèrement, comme si elle ne tenait plus bien sur ses épaules.
— Le grand-prince Troubetzkoï prétend qu’elle aurait perdu son mari dans des circonstances douteuses.
Potocki releva le chef ; son front se plissa.
— Vous voulez parler du procès à Trieste ?
Tron se contenta d’un hochement de la tête.
— Elle a été déclarée non coupable. M. Kinsky est mort de manière accidentelle.
Il observa le commissaire d’un air troublé.
— Quel rapport avec le décès de ma femme ? demanda-t-il.
Tron supposa qu’en temps normal il aurait compris depuis longtemps.
— En dehors du grand-prince, il n’y a qu’une personne qui a pu tuer votre épouse.
Tout à coup, Potocki eut l’air d’un homme qui aurait tout donné pour un grand cognac. Il ravala sa salive et dut s’y reprendre à deux fois avant de commencer sa phrase.
— Vous suggérez qu’elle a étranglé sa propre cousine ? Pourquoi aurait-elle commis ce meurtre ? Constancia ne lui a rien légué.
— Elle voyait sans doute les choses sous un autre angle, le contredit Tron. À ses yeux, votre femme lui a bel et bien laissé quelque chose.
— Je ne vous suis pas, commissaire.
— Ne croyez-vous pas que cette conversion religieuse est un simple stratagème ?
— Un stratagème ?
— Un camouflage. Un masque derrière lequel elle dissimule ses véritables sentiments.
Potocki réfléchit. Il lui fallut plusieurs secondes pour comprendre la question. À la fin, il dit : — Vous pensez qu’Anna nourrissait l’espoir de…
Tron hocha la tête.
— … de pouvoir vous consoler après le décès de votre femme et oublier l’amour du Seigneur.
— C’est pour cette raison qu’elle aurait…
Les yeux écarquillés, il faisait une grimace bouleversée. À nouveau, Tron termina la phrase à sa place : — … qu’elle aurait commis ce meurtre.
Potocki secoua la tête.
— J’en doute, murmura-t-il. Elle est trop peu… raffinée pour un tel plan. En outre, elle sait combien j’aimais Constancia.
Il avait prononcé cette dernière phrase comme en dormant, d’une voix lente et mécanique, sans regarder son interlocuteur. Sa tête parut de nouveau se déboîter.
— Vous a-t-elle déjà laissé entendre qu’elle serait prête à vous consoler ? insista le commissaire.
Potocki haussa les épaules.
— Nous ne nous parlons pour ainsi dire plus jamais.
Il dévisagea Tron d’un air triste.
— Je ne crois pas en cette hypothèse, finit-il par dire d’une voix lasse, même en dehors du fait qu’elle émane de Troubetzkoï. Le grand-prince a tout intérêt à détourner les soupçons.
Tron sourit.
— Je sais. Cependant, nous ne pouvons pas négliger cette piste.
— Qu’avez-vous l’intention de faire de moi maintenant ? demanda Potocki sur un ton de relative indifférence.
Tron baissa le regard sur le pistolet de duel, la pièce à conviction qui ressemblait à un accessoire de théâtre, une arme que même les derniers rangs devaient voir. Il se leva pour marquer la fin de l’entretien.
— Rien, dit-il. Vous pouvez partir.
— Vous le croyez, commissaire ?
Bossi avait fermé la porte derrière l’homme brisé et observait son chef d’un air grave.
— Il ne peut pas avoir commis le crime, dit Tron, sa femme jouait encore du Chopin quand je l’ai rencontré dans l’escalier. Il a le meilleur alibi du monde.
— Peut-être est-il de mèche avec Anna Kinsky.
— C’est ce que suggère Troubetzkoï, remarqua le commissaire. Je m’étonne que vous le croyiez.
— Le docteur Lionardo a bien dit que ce meurtre pouvait avoir été commis par une femme, souligna le sergent.
— Parce qu’il ne faut pas beaucoup de force pour étrangler quelqu’un avec un lacet, expliqua Tron. Cependant, cette hypothèse ne me convainc guère. En général, les femmes utilisent du poison.
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