Gondoles de verre
d’intérêt. Tout en remontant à pas lents le quai qui se terminait à la sacca della Misericordia, il médita sur cette alternative et en arriva à la conclusion que la deuxième modalité était de loin la meilleure. Si on laissait la vie se dérouler à sa guise, on ne pouvait pas être certain de la matière qu’elle fournirait. Si on commençait au contraire par écrire ses Mémoires, on s’assurait en quelque sorte une existence dense, riche. Il ne pouvait plus rien arriver. En outre, cet ordre était de beaucoup plus artistique. Ne lisait-on pas déjà dans le livre des livres : Au commencement était le verbe… ?
Il avait maintenant atteint l’extrémité de la fondamenta Nuove et se trouvait devant le bassin carré de la sacca della Misericordia. En tournant la tête, il aperçut une moitié de lune qui se levait à l’est. C’était parfait. Il ne ferait ni trop clair ni trop noir. Même si cela n’avait au fond aucune importance car il n’y aurait pas de témoin – du moins pas de témoin survivant –, il préférait ne pas être reconnu. Sa montre indiquait dix heures pile. Dans une bonne heure, tout serait réglé.
Après avoir compris qu’il n’avait pas le choix, il avait passé les sept derniers jours à l’observer de près et avait vite abandonné l’idée de faire à nouveau croire à un accident. Certes, un crime dont on ignorait non seulement l’auteur, mais même la nature, satisfaisait au plus haut point à ses conceptions esthétiques. Mais ce Tron et son sergent n’étaient pas des imbéciles ; plus il compliquait la mise en scène, plus il courait le risque de commettre une erreur. En fin de compte, il fallait juste que les choses aillent vite et que personne ne crie. Cette gageure à elle seule était déjà un art en soi.
Quand il eut découvert ce qui l’attirait au rio della Sensa une nuit sur deux, dans un minable établissement au nom charmant de pension Apollo , il avait failli éclater de rire. En fait, cela ne l’avait guère surpris. Il n’avait jamais cru tout à fait à ses allures bravaches. D’ailleurs, des rumeurs n’étaient-elles pas revenues à ses oreilles quelques années plus tôt ? Il n’avait pas été surpris non plus de constater une certaine régularité dans ses visites. Par trois fois, il était sorti de l’hôtel vers dix heures et demie, s’était rendu sur le môle et était monté dans une gondole qui le déposait à la fondamenta di San Felice. De là, il allait à pied à la pension Apollo – un itinéraire de cinq minutes environ. C’était pendant ces cinq minutes exactement qu’il devait agir.
Ce matin, il avait passé en revue toutes les variantes et décidé pour finir qu’il valait mieux le suivre sur une centaine de mètres que l’attendre à un tournant. Il percevrait des pas derrière lui, des pas qui se rapprocheraient, mais il n’aurait aucune raison de se retourner et de se mettre en garde.
Il releva la tête et constata qu’à l’ouest l’horizon se réduisait à une fine bande de lumière pâle. Le ciel nocturne au-dessus évoquait une grande toile sur laquelle on n’avait jamais rien peint de méchant ni de cruel. Il observa encore pendant un instant l’eau sombre de la sacca della Misericordia, puis se mit en marche sans précipitation et tourna au bout de quelques pas dans la calle lunga Santa Caterina. Il l’attendrait au niveau du pont qui menait dans le rio di San Felice, à l’ombre du sotoportego dei Tagliapiera – la petite lampe à huile au pied du pont lui permettrait de le reconnaître. Il constata sans surprise que son pouls et sa respiration avaient un peu accéléré, il s’en réjouit presque. Les acteurs appelaient cela le trac.
Deux minutes plus tard, il avait gagné son poste d’observation sous le portique. À onze heures moins le quart précises, le colonel surgit. Il entendit la cadence militaire de ses talons bien avant de le distinguer dans le halo de lumière. Il lui laissa dix pas d’avance, puis le suivit. Orlov traversa la petite langue de terre qui s’engageait dans le canal della Misericordia mais, au lieu de continuer tout droit en direction du rio della Sensa, il prit à droite.
Arrivé au bout du quai, il s’arrêta et sortit un objet de la poche de sa redingote. Une allumette brilla un instant dans la nuit. Allons bon, le colonel s’accordait une cigarette. La dernière cigarette – peut-être pour goûter par anticipation les plaisirs qui l’attendaient
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