Gondoles de verre
La strangulation ne correspond pas à leur doux naturel.
Pardon ? Que venait-il de dire ? Une stupidité sans bornes, songea-t-il, qui lui aurait aussitôt valu tout un discours de la part de Maria. Il croyait déjà l’entendre : Reste assis, Tron. Je n’ai pas fini . Par chance, Bossi, qui ne connaissait ni le naturel de la princesse ni celui de la comtesse, l’avala sans sourciller.
— Dans ce cas, il ne reste plus que Troubetzkoï, conclut le sergent. Parce que Constancia Potocki était au courant d’un secret.
— Ce serait une solution impeccable, renchérit le commissaire.
— Et nous nous égarerions moins en ce qui concerne le suspect, ajouta Bossi.
Durant un instant, Tron se demanda s’il était sérieux. En règle générale, le sergent ne plaisantait pas pendant le service.
— En tout cas, conclut-il, nous en saurons plus dès que la reine aura vu les photographies.
Bossi, la main déjà posée sur la poignée, se retourna une dernière fois.
— Il articule de manière remarquable pour un homme aussi soûl, lâcha-t-il.
— Pourquoi dites-vous cela ? demanda Tron.
Son adjoint haussa les épaules.
— Pour rien. Cela m’a juste frappé.
39
L’homme qui attendait sur la fondamenta Nuove dans son élégant costume au revers orné d’une magnifique orchidée lui donnant l’air d’un artiste leva un regard bienveillant vers le ciel rougeoyant à l’ouest de la lagune. Ce spectacle lui rappelait toujours un décor de théâtre, comme presque tout Venise d’ailleurs.
Le soleil lui-même avait déjà disparu sous la ligne d’horizon. Il l’imagina faisant le tour de la Terre à une vitesse folle et ressurgissant le lendemain matin de l’autre côté de la ville. Ce qui était impossible bien entendu puisque c’était la Terre qui se déplaçait, qui… euh… tournait ? Il avait appris cela à l’école, mais le maître était passé très vite sur ce sujet, l’avait presque survolé comme une incongruité. N’était-il pas question aussi d’un axe incliné ? Il n’avait jamais compris. Incliné par rapport à quoi ? Pas étonnant en tout cas, songea-t-il, qu’il éprouvât de temps à autre un sentiment de vertige.
À deux cents mètres à peine, les murs de San Michele, l’île cimetière, émergeaient de la lagune avec une netteté très peu vénitienne, comme dessinés d’un trait précis par Gentile Bellini. Une gondole passa en silence. Des mouettes planaient au-dessus de lui. Il ferma les yeux et, soudain, il sut que le moment était venu. Il suffisait d’être dans de bonnes dispositions et tout s’enchaînait de façon naturelle. Il s’assit sur les marches du pont des Jésuites et sortit son carnet – juste à temps pour fixer la vision, une succession de mots, magnifiques, lumineux, alignés comme les perles d’un collier. Il sortit un crayon de la poche intérieure de sa veste et en humecta la pointe avec précaution. Puis il écrivit le début de l’histoire d’une traite.
Le soir d’été avait commencé à enserrer le monde dans sa mystérieuse étreinte. Loin, très loin à l’occident, le soleil se couchait. La dernière lueur de ce jour révolu bien trop vite s’attardait avec délices sur la mer, sur la plage et avant tout sur la petite église tranquille d’où émanait à intervalles réguliers la voix de la prière.
Pouvait-on dire qu’une voix émane ? Était-ce le mot juste ? Non, pas vraiment. La petite église tranquille , en revanche, avait littéralement jailli de son crayon ; c’est peut-être pourquoi il avait employé ce mot. Quoi qu’il en soit, la formulation s’attardait avec délices sur la mer, sur la plage lui plaisait beaucoup. Il trouvait qu’elle renfermait un flot de sentiments et conférait un caractère de réconciliation au jour mourant, à l’agonie de la lumière. N’était-ce pas là l’essentiel ? Métamorphoser par les moyens de l’art la douleur de l’adieu – la mort – en un objet qui nous enchante, malgré sa cruauté, par l’originalité de la pensée et le raffinement de l’exécution. Et n’y était-il pas déjà parvenu à trois reprises de manière exemplaire ? À nouveau, il prit douloureusement conscience qu’il était le seul à savoir quels chefs-d’œuvre il avait créés.
Peut-être, pensa-t-il, devrait-il un jour rédiger ses Mémoires ? Ou bien devait-il commencer par écrire ses Mémoires et composer ensuite sa vie en fonction d’eux ? La question ne manquait pas
Weitere Kostenlose Bücher