Gondoles de verre
paraissait donc évident que vous iriez interroger le comte et viendriez ensuite chez moi pour vérifier ses dires.
— Alors ? Ils sont exacts ?
Alphonse de Sivry répondit :
— Valmarana a en effet proposé un faux à Kostolany – sans savoir ce qu’il en était. Kostolany l’a refusé à cause du filigrane, raison pour laquelle Valmarana a cru à une feinte. Il était persuadé que le Hongrois lui avait rendu une copie. D’où la dispute dont Manin a été témoin.
— Mais vous avez pu lui démontrer que Kostolany n’avait pas cherché à le tromper ?
Le Français hocha la tête.
— Le même filigrane se retrouve sur les deux dessins. C’est pourquoi Valmarana avait l’intention de présenter ses excuses à Kostolany.
Ce qu’il a dû faire, songea Tron qui ne parvenait pas à imaginer son ancien camarade de classe sans son uniforme rouge.
— Par malchance, il lui a rendu visite le soir du crime, remarqua-t-il.
— Vous le croyez innocent ?
Ils avaient pris place dans deux élégants fauteuils, autour d’une petite table sur laquelle étaient posés la Stampa di Torino (que Tron, en principe, aurait dû confisquer), une carafe et deux verres à liqueur.
— Si Kostolany avait cherché à le berner, reprit le commissaire, Valmarana aurait un motif. Mais tel n’est manifestement pas le cas.
— Vous avez une autre piste ? demanda Sivry.
— Non, avoua Tron en secouant la tête, notre seule piste concrète était Valmarana.
Il jeta un coup d’œil par la fenêtre sans pouvoir toutefois rien distinguer à cause d’un groupe d’officiers en train d’admirer un tableau de Canaletto qui ornait la vitrine de Sivry depuis quelques jours. Le précédent – une vue de la piazzetta aux couleurs vives – avait été acheté par un Américain pour la modique somme de six mille florins. Le commissaire ne doutait pas une seconde que ce nouveau Canaletto joyeux et dans un remarquable état de conservation ne tarderait pas à trouver acquéreur – par exemple un éleveur de bétail argentin. Comme il s’était déjà félicité à plusieurs reprises d’avoir mis le Français dans la confidence, il lâcha sans inquiétude :
— À vrai dire, il reste une circonstance étrange dont Manin n’a pas pu vous parler puisqu’il l’ignore.
— Vous attisez ma curiosité, comte.
— Avant de recevoir la visite de son assassin, commença Tron d’une voix lente, une certaine Mme Caserta est venue au palais da Lezze en compagnie d’un certain colonel Orlov et lui a laissé un tableau à expertiser. Ils lui avaient accordé une journée pour l’examen.
— Cela me paraît tout à fait normal.
Tron approuva.
— Assurément. Ce qui est moins normal, c’est que cette prétendue Mme Caserta est en réalité la reine de Naples et son tableau, un Titien.
Sivry écarquilla les yeux.
— Marie-Sophie de Bourbon séjourne à Venise pour vendre un Titien ? Vous a-t-elle révélé son identité d’elle-même ?
— Non. Mais comme vous le savez, je connais sa sœur. La ressemblance est frappante.
Se rappelant sa dernière discussion avec Bossi et soudain pris d’un accès de mauvaise conscience, le commissaire toussota.
— Même mon sergent s’en est rendu compte.
— Et le Titien ? poursuivit Sivry. Manin affirme qu’on n’a rien volé.
— Il a raison. Rien en dehors du Titien, précisa Tron en soupirant. C’est le seul tableau à avoir disparu. Un petit format représentant sainte Marie-Madeleine.
Le marchand d’art fronça les sourcils.
— Une telle œuvre est pour ainsi dire invendable. Sinon, en Amérique, à la limite. Kostolany projetait sans doute de l’acquérir pour le compte du tsar. Presque tout ce qu’il achetait à Venise partait à Saint-Pétersbourg.
— Vous le connaissiez bien ? s’enquit le commissaire.
Sivry se tut quelques secondes, puis répondit :
— Sûrement mieux que la plupart de mes collègues. Néanmoins, nous ne nous voyions au mieux que toutes les six semaines.
— Quand lui avez-vous parlé pour la dernière fois ?
— Mardi, au Florian .
Il désigna l’autre côté de la place d’un geste de la main gauche.
— Et vous n’avez rien remarqué de particulier ?
— Il m’a paru assez nerveux. Vraisemblablement à cause de cette histoire avec Piotr Troubetzkoï.
— Vous voulez parler du consul de Russie ?
Sivry hocha la tête.
— De quelle histoire s’agit-il ?
— Une partie des œuvres que Kostolany vendait à la cour du tsar passait
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