Gondoles de verre
maladroite représentant l’empereur, donnait une impression à la fois confortable et martiale.
Valmarana parut tout d’abord stupéfait d’apprendre la mort du marchand d’art. Tron ne put cependant pas distinguer sa deuxième réaction car il avait détourné la tête avec une indifférence que le commissaire jugea feinte pour observer par la fenêtre une patrouille de Croates déambulant sur le quai.
— Oui, finit par dire le comte sans bouger la tête, je suis bien allé au palais da Lezze hier soir.
— L’assistant de Kostolany, reprit Tron, a été témoin d’une dispute il y a quelques jours. À cause d’un dessin que tu voulais lui vendre. Ta femme prétend que Kostolany t’aurait rendu une copie à la place de l’original.
Cette fois, Valmarana le regarda droit dans les yeux.
— Ce qui serait un motif de crime ? dit-il d’un ton presque amusé. C’est bien ce que tu insinues ?
— Personne n’a prétendu que tu as assassiné Kostolany, répliqua le commissaire.
Le comte ôta ses gants blancs et les posa devant lui sur la table. Puis il déclara d’une voix lente :
— Je n’avais aucune raison de le tuer, Tron.
Il jeta un regard mélancolique sur ses doigts boudinés et haussa les épaules.
— Le dessin que je lui ai confié pour expertise était bel et bien un faux.
Ce qui pouvait signifier qu’il avait eu l’intention de tromper le marchand d’art et qu’il avait mis en scène la dispute pour garder la face – ou au contraire qu’il ignorait la vérité.
— Tu étais au courant ?
Il secoua la tête.
— Non, je ne l’ai appris qu’à ce moment-là. Je n’avais pas remarqué le filigrane.
La patrouille de Croates repassa devant leur fenêtre mais, cette fois, Tron nota que son camarade de classe ne leur prêta aucune attention.
— Nous avons un autre dessin en notre possession, poursuivit-il enfin. Là aussi une esquisse de je ne sais quelle fresque. De la main du même artiste. Je l’ai montrée à ce Français sur la place Saint-Marc.
— Alphonse de Sivry. Que t’a-t-il dit ?
Le commissaire ne voyait toujours pas où il voulait en venir. Le comte esquissa un sourire sarcastique.
— Que ce papier comprenait un filigrane du XVII e siècle.
Un filigrane du XVII e siècle ? Tron toussota pour gagner du temps. Il commençait à comprendre. Ce n’était pas difficile.
— Raphaël était déjà mort à l’époque.
Valmarana hocha la tête – d’un air un peu condescendant, ce qui l’irrita.
— La feuille que j’ai proposée à Kostolany, reprit-il, présentait le même filigrane. Par malheur, il fallait une loupe pour s’en rendre compte. J’étais persuadé qu’il n’y en avait pas.
Il se cala dans le fauteuil en soupirant.
— Quoi qu’il en soit, Kostolany avait raison. Il n’a jamais tenté de me rendre un faux.
— Pourquoi es-tu allé au palais da Lezze hier soir, alors ?
Valmarana sourit à présent d’un air gêné.
— Pour lui présenter mes excuses.
— Dans ce cas, je ne saisis pas pourquoi ta femme ne nous en a rien dit.
— Parce qu’elle l’ignore ! expliqua-t-il avec un haussement d’épaules. J’ai toujours prétendu que ces dessins nous rapporteraient beaucoup d’argent. Elle aurait été très déçue d’apprendre que le second non plus n’était pas un original.
Il se tut et fixa pendant un moment les gants posés devant lui.
— En outre, tout espoir n’est pas perdu. Sivry a laissé entendre quelque chose de très intéressant. C’est pour cela aussi que je suis allé voir Kostolany hier soir.
— Qu’a-t-il laissé entendre ?
— Deux lettres sont inscrites au verso.
Tron se pencha au-dessus de la table.
— Le « C » et le « I » ?
Son ancien camarade de classe acquiesça.
— Il se peut qu’elles accroissent de manière considérable la valeur des dessins. D’après Sivry, il ne s’agit d’ailleurs pas d’un « I », mais d’un « L ».
— Je ne te suis pas.
— Tu connais un peintre du nom de Lorrain ?
— Oui, bien sûr. Claude Lorrain.
— Bon, moi, je ne le connaissais pas, avoua le comte sur un ton renfrogné. En tout cas, ce Lorrain a séjourné à Rome. Et Sivry n’exclut pas qu’il soit l’auteur de ces dessins.
— Ils auraient donc beaucoup plus de valeur qu’une banale copie, dit Tron d’un air songeur. Comme le Lorrain de Turner, exposé à Londres en 1815, qui vaut selon toute probabilité le double d’un vrai. Un faux qui est en quelque sorte un
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