Gondoles de verre
Quand on les servit enfin – un plat se composant de morceaux de viande à l’aspect gélatineux, nageant dans une sauce marron –, lord Duckworth jugea opportun de boire son café à l’abri du Times grand ouvert.
— Des flaki ! annonça le commandant de police d’une voix excitée au moment où le chef de rang souleva la cloche argentée du plat qu’il avait posé sur la table.
Le commissaire découvrit alors une espèce de bouillon dans lequel nageaient des bouts d’intestin de couleur claire aux reflets verdâtres.
— Au fond, poursuivit Spaur, les flaki sont la variante polonaise des tripes à la mode de Caen.
Tron n’avait encore jamais entendu parler des tripes à la mode de Caen, mais il était ravi d’apprendre que les flaki constituaient une variante polonaise d’un plat français.
Le commandant de police raffolait d’abats. Il aimait les soupes épaisses au cou d’oie, les panses délicieuses, les cœurs entrelardés, les tranches de foie panées et les œufs de cabillaud sautés. Son plat préféré demeurait cependant les rognons d’agneau grillés qui offraient à son palais le goût subtil d’un relent d’urine. Les rognons d’agneau remontaient au lundi précédent. Tron les avait avalés par devoir en se demandant s’il ne ferait pas mieux de quitter la police et d’exercer une activité commerciale pour le compte de la princesse.
— Mais avant cela, buvons une bonne Wyborowa, commissaire !
Spaur tenait une bouteille dans la main droite et, dans la gauche, un verre qu’il tendit au-dessus de la table.
— Après, les flaki glissent tout seuls.
Tron remarqua sans surprise la chemise bleu ciel et les pois roses sur la cravate jaune de son supérieur. Depuis sa rencontre avec Mlle Violetta – une jeune figurante du théâtre Malibran – six mois auparavant, le commandant s’était métamorphosé. Ses cheveux gris étaient devenus châtains du jour au lendemain. Sa redingote noire mal taillée avait disparu au profit de chefs-d’œuvre de couture, crème, volontiers coordonnés à des chemises et des cravates aux couleurs vives. En revanche, Tron n’avait encore jamais vu le béret dans les tons rouges que le commandant arborait ce jour-là. Sans doute s’agissait-il d’un cadeau de Mlle Violetta. Elle aimait voir en lui un artiste et Spaur s’efforçait de correspondre à cette image.
— J’ai lu ce matin votre rapport sur le crime au palais da Lezze, lâcha-t-il une demi-heure plus tard, lorsqu’il ne resta plus qu’une cuillerée de tripes dans le plat en argent. À vrai dire, j’étais déjà au courant, ajouta-t-il avec une mine pincée. Hier, nous avons rencontré Troubetzkoï sur la place Saint-Marc. Le grand-prince a adressé un compliment charmant à Mlle Violetta. Imaginer cet homme mêlé à un meurtre est ridicule. J’espère que Toggenburg n’aura pas vent de votre visite grossière au palais Contarini. Sinon, il me tiendra à nouveau un discours sur l’importance de relations pacifiques entre l’Autriche et la Russie. Ce qui – ajouta-t-il à voix basse après une nouvelle gorgée de Wyborowa – m’évoque un autre sujet qui ne devrait pas revenir aux oreilles du commandant de place.
Il se pencha sur le reste de flaki dans son assiette.
— Pouvez-vous vous arranger pour cacher à Toggenburg que je collabore moi aussi au prochain numéro de l’ Emporio della Poesia ?
Tron hocha la tête.
— Cela devrait pouvoir se faire.
— Dans ce cas, je bénéficierais d’un effet de surprise. Comparés aux qualités poétiques de ma nouvelle, ses vers de mirliton devraient faire piètre figure. Voilà du moins comment Mlle Violetta a décrit ma stratégie. Combien de temps ai-je à ma disposition, commissaire ?
— Le prochain numéro paraît en octobre. Il nous faut les manuscrits fin août.
— Je devrais y arriver. Dans une nouvelle, il n’y a pas de… euh… rimes, n’est-ce pas ?
Spaur lança un regard incertain à son subalterne.
— Non, la prose ne rime pas.
— C’est bien ce que je pensais, reprit-il en hochant la tête avec satisfaction. Malgré tout, il reste un petit problème.
— Lequel ?
— L’action, lâcha-t-il dans un soupir. Et les personnages.
Il attrapa son verre et examina le liquide transparent d’un air sombre.
— Je manque d’inspiration, avoua-t-il. Vous n’auriez pas une suggestion ?
Tron se demanda pourquoi le commandant ne plagiait pas à nouveau – comme il l’avait fait pour les vers
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