Gondoles de verre
donc été obligée de l’inviter. Maintenant, il attend que je le présente à la reine.
— Ce qui suppose que je retrouve le Titien d’ici là, dit Tron avec un sourire amer en s’appuyant contre le dossier de sa chaise. Est-ce que tu te rends compte de ce que tu exiges de moi ?
La réponse de la princesse partit comme un boulet de canon : — Juste que tu fasses ton métier ! Tu es commissaire du quartier de Saint-Marc où un tableau précieux a disparu. Le retrouver est ton devoir. Tu as même prêté serment, si je ne me trompe.
— Le sens de ce serment, répliqua Tron, n’était pas d’organiser des cambriolages pour garantir ta solvabilité.
Elle ne se montra pas convaincue par cet argument.
— Puis-je te rappeler qu’il s’agit aussi de restaurer le palais Tron ? Et que je vous ai déjà accordé des avances ?
— Puis-je te rappeler à mon tour, la contra le commissaire, que le nom de Tron vaut de l’or pour une verrerie ? C’est toi-même qui l’as affirmé. Là, il ne saurait être question d’avance.
La princesse répondit avec flegme :
— Si Leinsdorf ne prolonge pas mon crédit, je ne pourrai plus prêter d’argent à l’ Emporio della Poesia .
Tron eut le sentiment désagréable qu’il n’y aurait pas de dessert ce soir-là – ni tiramisu ni pâte de groseilles. Du coin de l’œil, il nota que Massouda et Moussada s’étaient retournés par discrétion.
— C’est du chantage, dit-il.
Elle répondit d’une voix aussi impassible que son visage : — Ce n’est absolument pas du chantage. Je n’aurai pas l’argent, c’est tout.
— La comtesse avait donc raison d’affirmer que tu ferais bien d’économiser…
Maria fronça les sourcils.
— Quand a-t-elle dit cela ?
— Hier. Après la livraison des gondoles.
Les sourcils de la princesse se haussèrent d’un seul coup.
— Tu es donc au courant ?
Il hocha la tête.
— J’ai même eu le plaisir d’en tenir une dans mes mains.
Pourvu que son intonation ne parût pas ironique !
— Et alors ? demanda-t-elle avec un regard interrogateur.
— Ces gondoles présentent de nombreux avantages, déclara-t-il par précaution. Elles peuvent servir pour les cartes de visite, pour les pralines, les arêtes de poisson, les cure-dents, les plumes en acier. Ou comme cendriers, comme presse-papiers, comme coupelles à dessert…
— Tu as fini ? s’impatienta-t-elle.
Il toussota. Avait-il oublié quelque chose ? Ah oui !
— Et, bien entendu, comme décoration !
— En d’autres termes, tu les trouves affreuses ?
Tron secoua la tête.
— Je n’irais pas jusque-là. Cela dépend de…
Elle l’interrompit sans ménagement.
— Tu as raison, Alvise. Elles sont affreuses. Mais elles remplissent leur fonction.
— Et vous allez commencer à les distribuer lundi ? Aux hôtels, aux cafés, à la Lloyd ?
Elle acquiesça.
— Nous avons aussi pensé à la Kommandantur et au commissariat de police.
Elle lui jeta un coup d’œil sombre.
— Nous espérions que tu accepterais de nous aider.
Tron craignait depuis le début que le sujet ne resurgisse.
— J’en ai déjà discuté avec la comtesse, dit-il.
— Et alors ?
Il prit son courage à deux mains.
— Qu’en est-il de l’argent pour l’ Emporio ?
À son grand soulagement, elle parut presque amusée.
— C’est du chantage, répliqua-t-elle. Qu’en est-il du commissariat de police ?
Il soupira.
— D’accord, je vais en parler à Spaur.
— Combien te faut-il ?
— Deux cents florins.
La princesse plissa le front.
— C’est une somme !
— Cette fois, les frais d’impression sont beaucoup plus élevés que d’habitude, expliqua-t-il. Le tirage passe de cinq cents à trois mille.
Il enregistra avec satisfaction sa mine stupéfaite. Elle haussa les sourcils, tourna vers lui ses yeux verts et manifesta un intérêt qui le remplit d’une plus grande satisfaction encore. Il avait mis longtemps à deviner qu’elle était la lectrice la plus assidue de l’ Emporio della Poesia – ce qu’elle n’aurait d’ailleurs jamais avoué.
— Et comment as-tu fait ?
Il sourit.
— Le commandant de place m’a annoncé de nouveaux poèmes. Il a lui-même été surpris du succès de ses vers maladroits dans le précédent numéro. À présent, il y a pris goût.
— Tu vas imprimer ses poèmes ?
— Bien entendu ! Premièrement, il musèle la censure et nous pouvons de nouveau publier Baudelaire. Deuxièmement, il m’a promis que le
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