Gondoles de verre
publiés dans le dernier numéro de l’ Emporio . Il fixa le béret de Spaur et dit sans réfléchir :
— Que diriez-vous de choisir un artiste comme protagoniste ? Un écrivain d’un certain âge par exemple ?
Le visage de Spaur, rouge comme une tomate après tant de vodka, s’éclaircit brusquement.
— Très bien !
— Cet écrivain, poursuivit le commissaire, pourrait venir à Venise et…
Et quoi ? Faire un tour en gondole ? Non, c’était trop banal. Boire un café au Florian ? Cela aussi manquait de force dramatique. Faute de mieux, il finit par suggérer :
— … tomber amoureux…
Dans le principe, l’idée n’était pas mauvaise. Mais de qui pouvait bien tomber amoureux cet écrivain d’un certain âge ? D’une femme de chambre ? D’une comtesse ? Le regard de Tron tomba sur le verre de Wyborowa.
— … d’une jeune Polonaise !
Le scénario lui paraissait un peu tiré par les cheveux, mais Spaur ne semblait pas partager son opinion.
— Continuez, commissaire !
— Seulement, avant de lui déclarer son amour…
Il fallait à tout prix un élément dramatique. Mais quoi ? Il se noie ? Il a une attaque ? Il meurt d’intoxication ? On aurait dit que cette Wyborowa réduisait ses capacités mentales.
— Il meurt du choléra !
Bon, il aurait pu trouver plus original, mais c’était mieux que rien. Spaur ne voyait pas les choses sous cet angle. Il écarquillait les yeux, admiratif. Après une copieuse rasade pour se remettre de ses émotions, il demanda :
— Vous avez de quoi écrire, commissaire ?
— Bien entendu, baron.
Tron glissa la main dans la poche intérieure de sa redingote. Le commandant adorait dicter des ordres, tel un chef d’état-major. C’est pourquoi son subalterne avait toujours un carnet sur lui.
— Dans ce cas, reprit son supérieur, je vais vous indiquer quelques mots-clés.
Il pencha la tête en arrière, avança les lèvres de façon artificielle et roula les yeux vers l’intérieur avec un air de profonde réflexion. Au bout d’un moment, il dit :
— Écrivain d’un certain âge. Notez, commissaire !
Tron, soudain pris de nausée, hocha la tête et se hâta d’obtempérer.
Le commandant se plongea de nouveau dans une profonde réflexion accompagnée de roulements d’yeux, qu’il n’interrompit que pour déguster une nouvelle gorgée de Wyborowa. Puis il ordonna, la tête penchée en arrière et les yeux rivés sur le plafond :
— Amour. Notez, commissaire !
Tron écrivit le mot amour dans son carnet. Fini ? Sans doute pas. À présent, Spaur fermait les yeux – selon toute vraisemblance pour favoriser sa concentration – et fredonnait. Puis, après avoir rouvert les paupières, il lâcha :
— Choléra !
Ce que Tron inscrivit aussitôt.
Le commandant s’essuya le front avec sa serviette et fixa son subalterne. On aurait dit un homme qui venait d’achever un travail épuisant.
— Vous avez noté, commissaire ?
Tron hocha la tête dans un geste d’approbation.
— Écrivain, amour, choléra.
— Exact ! s’exclama Spaur en se penchant au-dessus de la table avec une énergie surprenante et en se frottant les mains avec entrain. Bien, maintenant, vous n’avez qu’à esquisser un plan grossier à partir de ces mots-clés. Je me chargerai de la mise en forme.
Lord Duckworth s’était risqué à jeter un regard par-dessus son journal à intervalles réguliers. Il dut ainsi reconnaître qu’il s’était trompé en ce qui concernait la langue des deux voleurs. Ils ne parlaient pas polonais, mais argot ! La langue des malfaiteurs ! À la fin de leur conversation, le gros déguisé en artiste avait dicté quelques mots-clés au pouilleux – des mots sans doute graves car le pouilleux (probablement le subalterne du premier) pâlissait un peu plus à chacun d’entre eux. Le truand au béret devait projeter un gros coup – si gros que l’autre blêmissait rien qu’à les noter. Lord Duckworth songea un instant à prévenir la police, mais préféra au bout du compte renoncer à cette idée. Il avait de toute façon l’intention de partir le lendemain pour Trieste. Mieux valait ne pas mettre son nez dans les affaires des autochtones.
14
Bien que Tron, après une demi-douzaine de Wyborowa, eût la sensation désagréable de marcher dans la guimauve, il parvint à traverser la salle du restaurant sans incident majeur. À sa grande satisfaction, personne ne lui adressa la parole. Deux collègues du contrôle fiscal le
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