Gondoles de verre
saluèrent d’un simple hochement de tête. Oreste Nava, le portier en chef, se contenta d’une révérence servile à son passage. Néanmoins, il s’était réjoui trop tôt. Trois pas avant d’atteindre la porte à tambour (toute récente) du Danieli , une voix vibrant d’excitation s’éleva dans son dos : — Commissaire Tron ?
Il s’arrêta, mort de peur, et réussit à se retourner sans perdre l’équilibre. Pendant un instant, il s’attendit à découvrir un serveur que Spaur aurait lancé à ses trousses avec un nouveau mot-clé (gondole ? clair de lune ?). Mais il s’agissait du (nouvel) aide-portier du Danieli , un gamin à la Dickens, aux cheveux blonds tirant sur le roux, qui lui tendait un billet parfumé.
Le message bleu clair (la comtesse l’aurait qualifié sans hésiter de charmant ) portait dans le coin supérieur gauche, sous une petite couronne d’or en relief, le nom de Sivry dont Tron savait qu’il était – contrairement à la plupart des œuvres qu’il vendait – on ne peut plus authentique. Le marchand d’art le priait, avec une insistance non moins authentique, de passer le voir dès la fin de son déjeuner avec Spaur (le monde entier semblait être au courant qu’il dégustait des abats avec son supérieur tous les lundis au Danieli ).
Lorsqu’il entra dans la boutique de l’autre côté de la place, Sivry se tenait devant un chevalet et examinait, les yeux luisants, une peinture à l’huile de petit format. Comparé au billet doux par lequel il l’avait invité, son accueil se révéla plutôt désinvolte.
— Regardez-moi cela, commissaire ! s’exclama-t-il d’une voix frémissante.
Il saisit le bras de Tron de sa main manucurée avec soin et l’attira vers le chevalet. Il s’attendait de toute évidence à un commentaire, mais son visiteur était trop troublé pour dire quoi que ce soit. Était-ce pour cela qu’il l’avait dérangé ? Pour parler d’art ?
Le tableau représentait l’ascension d’une montgolfière vue depuis le portique de la Douane de mer, même si l’artiste s’était plus concentré sur le dos des spectateurs que sur le ballon lui-même, qui flottait dans le ciel au-dessus du canal de la Giudecca et demeurait par conséquent assez petit. Le trait était léger, à la fois sûr et nerveux, ce qui conférait à la toile un caractère d’esquisse, mais en même temps une vie formidable. Tron, qui n’avait jamais envisagé de jouer les connaisseurs en présence de Sivry, se risqua à suggérer : — Guardi ?
Le marchand hocha la tête.
— Exact, commissaire. Il s’agit de l’aérostat du comte Zambeccari. Rien qu’à Venise, on compte une demi-douzaine de copies. Mais, ce matin, j’ai réussi à mettre la main sur l’original ! s’exclama-t-il dans un ricanement de triomphe.
Ce qu’il avait à coup sûr caché au vendeur. Tron fut obligé de rire. Il fallait reconnaître qu’un original constituait un petit miracle dans la boutique de Sivry.
— Est-ce pour cette raison que vous m’avez prié de passer ? Pour admirer votre authentique Guardi ?
Le Français secoua la tête et retrouva tout à coup son sérieux.
— Non, mais à cause d’une scène que j’ai observée de ma chambre cette nuit.
Tron savait qu’il avait emménagé quelques années plus tôt dans une maison donnant sur le canal de la Giudecca – juste devant la Fondation des Incurables. Ni ce nom aux sonorités malsaines ni les nombreux voiliers et bateaux à vapeur amarrés sur deux rangs ne semblaient le déranger.
— Êtes-vous au courant, poursuivit-il, que Troubetzkoï possède un brick sur le quai en face de chez moi ?
Tron esquissa une grimace incrédule.
— Troubetzkoï, un brick arrimé aux Zattere ? Vous êtes sûr ?
Sivry hocha la tête.
— Je l’ai appris par hasard il y a un mois. Par un inspecteur des douanes qui encaisse les droits de port sur le quai. Le brick est arrivé il y a trois mois, avec un équipage russe, et n’a plus bougé depuis.
— Où sont les hommes ?
Le Français haussa les épaules.
— Aucune idée. Peut-être repartis en Russie. En tout cas, pas à bord. Le Karenine est un vaisseau fantôme.
— Et pourquoi me parlez-vous de cela maintenant ?
Il sourit.
— Parce qu’il a reçu de la visite la nuit dernière. Peu après minuit. Un homme portant un objet plat sous le bras. Comme je n’arrivais pas à dormir, je regardais par la fenêtre. Si la lune n’avait pas brillé, je n’aurais rien
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