Gondoles de verre
encore dans leur langue maternelle. À chaque réponse, elle baissait les yeux avec pudeur, comme si elle éprouvait le besoin d’excuser par avance tout ce qui entretenait un rapport avec elle : la qualité de ses informations, l’intonation polonaise de son italien, sa voix un peu stridente, son apparence extérieure – bref toute sa misérable existence.
Pourtant, pensa-t-il, elle n’était pas laide à proprement parler : elle avait des yeux bien écartés, des cils épais, une peau légèrement bronzée et sans défaut. Il l’estimait tout au plus âgée de vingt-cinq ans et se demanda pourquoi elle semblait faire tout ce qui était en son pouvoir pour ressembler à une vieille fille. Sa robe gris foncé en laine bon marché, à la coupe rectangulaire et sans ceinture, pendait comme un sac à pommes de terre. Ses cheveux divisés par une raie au milieu, sévère et disgracieuse, étaient recouverts d’une coiffe blanche qui rappelait un habit de bonne sœur. À cela s’ajoutait la grande croix en ébène qui pendait à son cou au bout d’une longue chaîne et qu’elle enveloppait à intervalles réguliers dans ses doigts aux articulations exsangues, la serrant contre sa poitrine avec une expression de douleur, comme pour s’excuser de l’amour qu’elle vouait au Christ, son Seigneur et son Rédempteur.
— Et si quelqu’un d’autre avait emprunté l’escalier, poursuivit-elle le regard baissé, je l’aurais forcément rencontré.
Elle fit une pause, l’air désolé de n’avoir vu personne.
— Les deux bonnes, reprit-elle, étaient en bas, à la cuisine. Elles n’ont pas le droit de monter dans leurs chambres pendant la journée car il n’y a pas de sonnette, on ne pourrait pas les appeler.
Elle hocha la tête qui, de ce fait, descendit encore un peu plus. On aurait dit qu’une attache venait de lâcher dans sa nuque.
— En outre, vous voyez bien que le grenier était vide.
— Et la passerelle en bois qui mène au balcon du palais Contarini ? L’assassin n’aurait-il pas pu l’emprunter ?
Les sourcils baissés d’Anna Kinsky tressaillirent un instant, comme si elle ne comprenait pas le sens de sa question. Puis elle finit par dire :
— On ne s’est jamais servi de la passerelle. Elle doit être pourrie.
— Et la terrasse, vous l’utilisez ?
Au mot terrasse , elle se tut un moment. Après avoir réfléchi, elle répondit :
— Parfois, nous y accrochons du linge. Mais le plus souvent, je le suspends dans le grenier.
Elle avait visiblement du mal à prononcer le mot linge , comme s’il était à lui seul inconvenant. Tron préféra changer de sujet.
— Savez-vous où M. Potocki s’est rendu, madame Kinsky ?
L’intendante le regarda avec une expression d’effroi et secoua vivement la tête.
— Non.
Il fut obligé de sourire. Quelle piètre menteuse !
— Madame Kinsky, expliqua-t-il avec patience, tout ce que vous me confiez reste entre nous. Si vous m’informez de secrets que vous auriez préféré garder pour vous, personne n’en saura rien.
À nouveau, elle se tut un moment, hésitant de toute évidence à parler. Lorsqu’elle se décida, elle commença d’une voix si basse qu’il eut du mal à la comprendre.
— M. Potocki va chez… des femmes.
Il fronça les sourcils.
— Chez quelles femmes ?
— Jamais les mêmes, murmura-t-elle, les lèvres tremblantes.
— Vous voulez dire des femmes qui… ?
Elle hocha la tête. Ils s’étaient compris.
— Mme Potocki était-elle au courant ? poursuivit-il.
— Oui, elle le savait. Ils se disputaient souvent à ce sujet. Il traitait très mal Constancia.
Anna Kinsky haletait. Il craignit un instant qu’elle ne fonde en larmes. Mais au lieu de cela, elle lui apprit un détail qu’il ignorait.
— Constancia était ma cousine. Elle s’est arrangée pour me faire venir ici après… la mort de mon mari. Cela n’a pas plu à son époux.
— Vous voulez dire que M. Potocki n’approuvait pas votre présence au palais ?
Elle secoua la tête avec force.
— Au départ, il était tout à fait d’accord ! Il m’a fait beaucoup de beaux… cadeaux.
Même dans la pâle lueur de la lampe à pétrole accrochée au plafond du petit couloir, sa subite rougeur ne laissait aucun doute.
— Mais ensuite…
Elle avait du mal à respirer et ferma les yeux.
— Continuez, madame Kinsky, l’encouragea Tron.
— Un soir, chuchota-t-elle, il m’attendait dans ce couloir et il m’a tellement…
Weitere Kostenlose Bücher