Gondoles de verre
le dos encore plus parfait !
Tron ne comprenait plus rien.
— Vous avez dit le dos ?
Sivry croisa les jambes, frotta du bout des doigts un grain de poussière tombé sur sa cuisse droite et regarda le commissaire dans les yeux. À présent, il se sentait dans son élément.
— Je suppose que le nom d’Abraham Wolfgang Küfner ne vous dit pas grand-chose.
Tron confirma.
— Cette histoire s’est passée à Nuremberg au début du siècle. Küfner devait reproduire un autoportrait de Dürer que la ville possédait depuis le XVI e siècle. Le support se composait d’une planche de tilleul épaisse d’un pouce, dont le dos portait un sceau et plusieurs certificats d’authenticité. Küfner, poursuivit Sivry, a scié la planche et a peint une copie sur l’autre côté du verso.
— Qu’il a rendu à la ville ? supposa Tron.
Sivry essuya avec son mouchoir l’anneau humide que le verre avait laissé sur la petite table. Puis il reprit : — Personne ne s’est méfié. C’est seulement le jour où il a tenté de vendre l’original à la galerie du prince électeur de Bavière qu’on a flairé l’escroquerie. Kostolany, lui, a sans doute découvert l’artifice de lui-même. Mais trop tard. Le père Terenzio aura refusé de lui rendre l’argent.
Tron balança la tête d’un air pensif.
— Pour se débarrasser du tableau, dit-il, Kostolany l’a revendu à Troubetzkoï en lui conseillant de le tenir au chaud pendant un moment. C’est alors que la reine a fait surface et lui a proposé l’original. D’un seul coup, il se retrouvait en position de supériorité.
Sivry l’approuva :
— Oui, il a peut-être menacé Terenzio de tout raconter à Marie-Sophie de Bourbon s’il ne récupérait pas ne serait-ce qu’une partie de son argent.
— Ce sur quoi, renchérit Tron, le bon père a jugé préférable de l’éliminer. Et pour faire croire à un crime crapuleux, il a emporté le vrai Titien.
Sivry trempa délicatement ses lèvres dans la liqueur et sourit.
— Qui se trouve par conséquent quelque part à Venise…
29
Qui se trouve quelque part à Venise , pensa Tron en sortant de la boutique de Sivry. Il était bien avancé, continua-t-il en s’engageant sous les arcades ombragées. Bien entendu, Bossi et lui avaient passé au peigne fin les deux petites pièces que le père Terenzio occupait dans la sacristie de San Pantalon. Mais en dehors de quelques vêtements râpés, d’une demi-douzaine d’ouvrages d’édification et de divers ustensiles de peinture, ils n’avaient rien trouvé d’intéressant. Pas de lettres, pas de carnets personnels ni d’indices concrets permettant de déduire des contacts à Venise. Comme une porte ouvrait sur la calle San Pantalon, le sacristain n’avait pas été en mesure de leur donner la moindre information sur ses habitudes de vie. Ils n’avaient aucune idée non plus de l’endroit où il avait caché l’argent soutiré à Kostolany. Bref, leurs chances de retrouver le Titien qui se trouvait quelque part à Venise étaient nulles.
Au moment de traverser la place, il regarda sa montre. Il était presque midi. Il se surprit malgré lui à tendre l’oreille dans l’attente de la nona , celle des cinq cloches du Campanile qui, du temps de la République, signalait le milieu de la journée, de même que le malefico annonçait une exécution ou la trottiera une séance du Grand Conseil. Un réflexe absurde en fait, songea-t-il, car Napoléon avait donné le coup de grâce à la Sérénissime bien avant sa naissance ; il ne pouvait pas avoir de souvenirs personnels des cloches.
À présent que la chaleur de midi avait refoulé les Vénitiens et les étrangers à l’intérieur des maisons, la place Saint-Marc faisait presque déserte. Et sans les uniformes des officiers de l’armée autrichienne, les tenues élégantes des dames et les photographes omniprésents, elle ressemblait sans doute à ce que son arrière-grand-père avait connu – Andrea Tron, le procureur de Saint-Marc qui avait accueilli l’empereur Joseph II en 1775 et avait conclu de leurs échanges non seulement que les Habsbourg feraient tout pour conquérir Venise et ses terres, mais aussi qu’ils y parviendraient.
Lorsqu’il pénétra dans le bureau de Spaur, une demi-heure plus tard, le commandant de police, assis derrière son bureau, était en train d’engouffrer un cœur en pâte d’amandes – une occupation à laquelle il devait avoir consacré la matinée, à en
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