Gondoles de verre
accusez-le de n’importe quoi !
Après cet accès de fureur, Spaur retomba dans son fauteuil, épuisé, et fut obligé d’avaler un cœur en pâte d’amandes pour reprendre des forces. Puis il jugea préférable d’aborder des sujets moins cruciaux : — Où en êtes-vous dans l’affaire Kostolany ?
Il retint avec peine un bâillement.
Le commissaire répondit :
— Je sors de chez M. de Sivry. Le tableau est une copie.
Le commandant de police s’en réjouit aussitôt.
— Le grand-prince est donc innocenté !
Tron approuva.
— Le père Terenzio a vendu un faux à Kostolany. Un faux dont la reine ignorait tout. Quand elle est arrivée à Venise avec l’original, le Hongrois a menacé le copiste de révéler la vérité.
— Par conséquent, Terenzio l’a éliminé, devina Spaur. Et ensuite, il a déguisé le meurtre en crime crapuleux.
Tron soupira.
— Par malheur, l’original manque toujours.
— Cela ne va pas plaire à Marie-Sophie de Bourbon, dit Spaur.
Il fouilla dans les emballages roses qui jonchaient son bureau et en sortit un mince dossier.
— Et qu’en est-il du meurtre au palais Mocenigo ? D’après le rapport de Bossi, vous n’avez toujours aucune piste sérieuse.
— Nous avançons dans le noir, confirma Tron.
— Je lis ici que vous connaissiez la victime et que vous étiez justement chez elle au moment du crime. Vous avez une hypothèse ?
Le commissaire secoua la tête.
— Non, pas encore.
— Voyez-vous un rapport avec le crime au palais da Lezze ? En fin de compte, cette Potocki a elle aussi été étranglée.
Le commandant revint une page en arrière.
— Et elle aussi avec un lacet. Ce n’est pas la méthode la plus courante.
— La seule personne qu’on puisse mettre en relation avec les deux affaires est le grand-prince.
Spaur ne fut pas ravi par cette nouvelle. Il fronça les sourcils et dévisagea son subalterne.
— Qu’est-ce que Son Excellence a à voir avec cette deuxième affaire ?
— Le grand-prince et Mme Potocki avaient une liaison, dit Tron. C’est pourquoi on pourrait imaginer que…
Spaur l’interrompit d’un geste autoritaire :
— Vous vous êtes déjà lancé dans de folles spéculations au sujet du consul il y a quelques jours, commissaire. Qu’en est-il ressorti ?
Tron hésita.
— Eh bien, euh…
— Rien ! Et même moins que rien ! Rien sinon un soupçon intenable à l’encontre d’un homme qui adresse un compliment charmant à Mlle Violetta chaque fois que nous le rencontrons.
Le commandant jeta un coup d’œil sur la grande horloge accrochée au mur à sa gauche.
— Quand pourrai-je lire votre rapport ?
— Eh bien… Je disposerai peut-être de nouveaux éléments quand le docteur Lionardo aura terminé l’autopsie. Je pourrai donc vous présenter un bilan provisoire à la fin de la semaine.
— Vous n’avez pas compris ma question, commissaire.
Spaur piocha un nouveau petit cœur dans la gondole en papier mâché.
— Je parle de l’ homme établi .
Une fois qu’il eut fermé la porte derrière lui, Tron s’aperçut que Spaur n’avait pas soufflé mot de la nouvelle. C’était déjà cela.
30
Sur le chemin de son bureau, Tron dut admettre que la version des faits qu’il avait présentée à son supérieur à propos de l’affaire Kostolany ressemblait de manière fâcheuse au Canaletto vendu par Sivry le matin même : une copie grossière, mais efficace. L’approbation de son supérieur ne signifiait rien. Pour le commandant, il suffisait que Troubetzkoï soit hors de cause. En outre, il avait d’autres soucis pour le moment.
Au fond, pensa le commissaire après avoir pris place à son bureau, un étage plus bas, le seul indice de culpabilité concernant le père Terenzio se réduisait aux deux majuscules dans l’agenda de Kostolany – deux lettres qui pouvaient tout autant désigner Piotr Troubetzkoï, surtout que le grand-prince n’avait jamais contesté avoir rendu visite au Hongrois le soir du meurtre.
Tout bien considéré, poursuivit-il en pensée, cet indice restait un peu maigre. Quoique, d’un autre côté, il n’était pas exclu que les choses se soient effectivement déroulées de cette manière. Du moins n’existait-il aucun indice prouvant l’innocence de Terenzio. L’idéal eût été (en admettant qu’il soit bien le coupable) qu’il ait vendu l’original, et non une copie. De cette façon, Tron aurait pu rendre le tableau à la reine et celle-ci – impressionnée par
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