Gondoles de verre
juger par le nombre de petits papiers d’emballage roses éparpillés sur ses dossiers comme des pétales ou tombés par terre en cascade. La lumière qui pénétrait par les fenêtres à losanges dessinait des motifs sur le sol, à la surface du bureau et sur son costume d’été mauve. L’ensemble présentait un caractère joyeux. Pourtant, Tron constata avec effroi que son supérieur affichait la mine d’un homme frappé par le destin. Il respirait mal, son visage était blême et sa cravate aux couleurs vives pendait sur les revers de sa veste tel un drapeau en berne. Dès que Tron fut assis, il attaqua : — Vous souvenez-vous de cet étudiant qui a importuné Mlle Violetta l’année dernière ?
Tron se pencha en avant.
— Ce prétendu cousin ? Le jeune homme originaire de Padoue ?
Spaur hocha la tête.
— Il semble que nous rencontrions une situation similaire.
Le commandant marqua une pause pour engloutir un nouveau cœur en pâte d’amandes. Puis il poursuivit, la bouche pleine : — Sauf que cette fois, il ne s’agit pas d’un étudiant, mais d’un homme établi.
Pendant un bref instant, Tron se figura qu’il s’agissait peut-être de Potocki. Il toussota.
— Un homme établi ?
Son supérieur avait relevé le menton. Pourtant, il ne le regardait pas. Son attention semblait se concentrer sur le vide qui entourait les épaules de Tron.
— Cet individu, lâcha-t-il d’une voix morne, lui a fait une demande en mariage.
— Une demande en mariage ?
Le visage du commandant prit soudain une expression proche de celle que Médée devait avoir au retour de Jason.
— Vous n’êtes pas obligé de répéter chacun de mes propos, commissaire.
Par précaution, il s’en chargea lui-même.
— Un homme établi a fait une demande en mariage à Mlle Violetta.
Tron devait commencer par digérer cette information. Sans doute, se dit-il, Spaur avait-il appris cette nouvelle le matin même et il n’avait toujours pas fini non plus de la digérer.
— Mlle Violetta a-t-elle commenté cette proposition ?
Un nouveau cœur en pâte d’amandes disparut dans la bouche de l’infortuné. Le commissaire estima la cadence actuelle à deux friandises par minute. Son chef répondit : — Elle a dit qu’elle m’aimait, mais qu’elle devait penser à son avenir.
— Et elle n’a donné aucune précision sur cet homme ?
— Aucune, sinon qu’il l’a approchée avec une certaine courtoisie et que ses intentions paraissent sérieuses.
— Comment l’a-t-il approchée ?
— Il a envoyé des fleurs et des billets doux dans sa loge au Malibran.
La voix de Spaur oscillait entre la colère et la résignation.
— Puis ils se sont apparemment rencontrés au Quadri .
— C’est là qu’il a prononcé le mot de mariage ?
Aussitôt, la main droite du commandant piocha par réflexe un cœur en pâte d’amandes.
— D’après ce que j’ai cru comprendre ce matin, oui.
— Et cet homme établi vit-il à Venise ?
Spaur secoua la tête.
— Non. Mais il y vient souvent pour des raisons professionnelles.
— Se pourrait-il, suggéra Tron avec précaution, que Mlle Violetta souhaite… ?
Il laissa la phrase en suspens. La bouche du commandant s’ouvrit et resta d’abord dans cette position. Puis il dit : — Que je l’épouse ?
— Pourquoi pas ?
— Violetta a fait plusieurs fois des déclarations dans ce sens, en effet. Mais je ne pensais pas qu’elle était sérieuse.
Spaur rejeta la tête en arrière et caressa ses cheveux châtains.
— Dans les milieux artistiques, il n’est pas vraiment nécessaire de passer devant l’autel.
— On dirait que Mlle Violetta voit les choses sous un autre angle, lui fit remarquer le commissaire.
— Vous croyez ?
L’espace d’un instant, le commandant de police ressembla à un homme échoué sur une côte étrangère où il ne comprend pas la langue des habitants. Son subalterne sourit d’un air aimable.
— Ce serait la méthode la plus sûre pour écarter votre concurrent.
Grand Dieu ! Qu’est-ce qui lui prenait de donner à son chef des conseils sur sa vie privée ?
— J’avoue, concéda Spaur, que c’est l’une des deux possibilités.
— Quelle serait l’autre ? demanda Tron.
Le poing du commandant de police s’abattit sur son bureau avec une telle violence que les petits papiers roses s’envolèrent comme des feuilles en automne.
— Ce serait que vous me dégoûtiez ce type de la ville, commissaire ! Identifiez-le et
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