Gondoles de verre

Que s’est-il passé une fois que vous avez eu confirmé votre identité ?
    — Il m’a prié en termes crus de laisser sa femme en paix.
    — Et ensuite ?
    — Il m’a donné une gifle et il est sorti.
    Tron désigna les photographies que le sergent avait déposées sur son bureau.
    — À ce moment-là, vous avez pris des photos du lieu du crime ? plaisanta-t-il.
    La mine de Bossi traduisait clairement son désir de changer de sujet.
    — Il s’agit des photographies que j’ai prises à San Pantalon, expliqua-t-il. Avant les photographies du lieu du crime à proprement parler, j’avais fait deux essais de l’autel à une certaine distance. Pour vérifier que la lumière suffisait si je plaçais les lampes à pétrole dans la nef.
    Le policier fit glisser une photographie – un cliché comme il disait – sur le bureau. Tron reconnut de part et d’autre l’extrémité des bancs d’église et, au bas, tout aussi net et bien éclairé, l’habituel damier qui recouvre le sol des édifices religieux à Venise. Le reste se perdait dans l’obscurité brunâtre de l’arrière-plan.
    — Cette image a été prise dans l’allée centrale, commenta le sergent. On ne distingue pour ainsi dire pas l’autel et les décombres. En revanche, quelque chose m’a frappé sur le bord droit du cliché.
    Tron plissa le front.
    — Qu’est-ce qui vous a frappé ?
    — Que la petite volute en bois au bout du banc était cassée.
    Tron mit son pince-nez et constata qu’il avait raison. Une petite sculpture en forme d’escargot manquait dans la partie supérieure du premier banc. On distinguait nettement la section.
    — Je ne vois pas où vous voulez en venir.
    Bossi s’appuya contre le dossier de sa chaise et sourit avec fierté.
    — Je veux en venir au fait que nous détenons une chaîne d’indices solide , commissaire.
    Il jubilait.
    — Cette petite volute a été cassée le soir où père Terenzio a trouvé la mort. On ne voit pas tout sur le cliché, mais la brèche est claire et récente.
    — Vous êtes retourné à San Pantalon ?
    Il hocha la tête.
    — Oui, ce matin. Le sacristain m’a confirmé que la dégradation remonte à quelques jours. Mais ce n’est pas tout !
    Il sortit un sachet en papier de la poche de son uniforme.
    — J’ai aussi trouvé cela sur le sol. Tout près de la volute cassée.
    Il prit un bouton en bois entre le pouce et l’index et le posa près de la photographie.
    — Un bouton, dit Tron.
    Le sergent sourit.
    — Vous rappelez-vous, commissaire, que la bure du père Terenzio était déchirée et qu’il y manquait un bouton ?
    — Naturellement.
    — Je me suis donc aussitôt rendu à l’ospedale di Ognissanti pour examiner les boutons de sa robe.
    — Et alors ?
    — Ce sont les mêmes. Des boutons en ébène. D’après les informations que j’ai obtenues dans une mercerie de la calle Frezzeria, ce n’est pas fréquent.
    — De sorte que vous vous demandez comment le bouton du prêtre est arrivé à côté de la volute cassée ?
    Bossi hocha la tête.
    — La seule explication, dit-il, c’est que le père Terenzio est tombé à cet endroit. Son corps a brisé la volute, sa robe s’est déchirée sur le banc et un bouton a roulé par terre. Il est forcément mort sur le coup.
    — Ce qui implique, comprit soudain le commissaire, que quelqu’un l’a déplacé pour le déposer sur les marches de l’autel. Quelqu’un qui a dû le pousser dans le vide et provoquer l’effondrement de l’échafaudage pour faire croire à un accident. En d’autres termes, quelqu’un qui avait un grand intérêt à ce que le dossier Kostolany soit clos.
    Tron ferma un instant les paupières et s’appuya contre le dossier de sa chaise.
    — Il s’agit d’un meurtre.
    Bossi récupéra sa photographie du lieu du crime et dévisagea son supérieur avec attention.
    — Vous pensez à Troubetzkoï ?
    Le commissaire hésita. Non, il n’avait pas la force de lui mentir.
    — Sivry a examiné avec minutie le tableau que nous avons saisi sur le Karenine , dit-il d’une voix lasse. C’est un faux. Le grand-prince est hors de cause.
    Bossi ne cacha pas sa satisfaction à l’annonce de cette nouvelle.
    — Le grand-prince peut-être, mais pas Orlov !
    Tron leva les mains dans un geste d’excuse.
    — Vous aviez donc raison, Bossi. Que s’est-il passé selon vous ?
    — Orlov refile à Kostolany un prétendu original. Quelques jours plus tard – le colonel est rentré à Rome –, Kostolany