Grand-père
de l’athlète qu’il était, du charme qu’il dégageait,
de l’ivresse qu’elle ressentait lorsque, accrochée à sa taille, elle partait en
moto avec lui, du désordre de ses sens éveillés par la grande vitesse, du
trouble qu’elle éprouvait en se collant à lui.
— Heureusement que j’étais là à l’époque. Pour lui, j’aurais
abattu des montagnes. Pour lui, j’ai sacrifié ma vie…
Un soupir théâtral, le simulacre d’une bouffée de chaleur et
ces mots qui font mal :
— Ah, il est bien le fils de son monstre de père !
Le monstre de père. Enfin pouvoir cracher son fiel, se
venger, détruire à pleines dents.
— S’il croit m’impressionner avec tout son fric et son
nom, il se trompe. Je suis aussi forte que lui et je le détruirai.
Un long silence et, sans égard pour nous, elle revient à sa
première rencontre avec Picasso, exalte la passion qu’il éprouvait pour elle. Une
passion exprimée par un regard qui-en-dit-long, un regard
qui-ne-peut-pas-tromper.
— Ah, non ! nous lance-t-elle, avec les hommes, je
ne me trompe pas !
À l’entendre, mon grand-père lui en voulait de ne pas avoir
cédé à ses avances. À l’entendre, c’était lui qui l’avait choisie pour son fils.
Un mariage arrangé.
Ma mère a toujours pensé qu’être la belle-fille de Picasso
relevait du droit divin. Elle n’a jamais pensé à ce qu’on serait plus tard
puisqu’une bonne étoile avait fait de nous des Picasso comme elle.
Picasso était devenu l’image essentielle de sa vie. Elle ne
voyait que par lui, ne pensait qu’à travers lui, ne parlait que de lui : aux
commerçants, aux gens qu’elle croisait dans la rue même si elle ne les
connaissait pas.
« Je suis la belle-fille de Picasso. »
Un trophée, un passe-droit, un prétexte à toutes les
excentricités.
Je me souviens encore de la honte que j’éprouvais lorsqu’en
été, à la plage, elle venait en bikini argenté ou doré, au bras d’un éphèbe de
quinze ans son cadet, de mon humiliation lorsque, toute jeune adolescente, je
la voyais apparaître en minijupe à une réunion de parents d’élèves en compagnie
d’un blanc-bec guère plus âgé que moi, des efforts que je devais faire pour l’appeler
Mienne – le diminutif d’Émilienne – parce que ça faisait plus jeune
et style américain, de la peur que j’avais lorsqu’elle ouvrait la bouche, du
malaise que je ressentais lorsqu’elle expliquait la peinture de Picasso, elle
qui n’avait jamais vu un catalogue ni même une brochure des œuvres de mon
grand-père.
Son discours variait selon les gens qu’elle rencontrait. Lorsqu’il
s’agissait de personnes qu’elle connaissait à peine, elle hissait Picasso sur
un piédestal : « Mon beau-père est un génie. Je l’admire et je sais
qu’il m’apprécie beaucoup. » Avec ceux qui étaient plus intimes, sans
retenue, elle racontait toutes nos difficultés : « Vous rendez-vous
compte qu’avec toute sa fortune, ce salaud nous laisse sans un sou. »
Les gens riaient. Les gens rient toujours quand ces
choses-là arrivent aux autres.
Je ne me souviens pas que ma mère nous ait raconté des
histoires comme Le Petit Chaperon rouge ni qu’elle nous ait emmenés
faire un tour de manège. Je sais seulement qu’en dépit de toutes ses dérives
pathologiques, elle était la seule à nous protéger. À part elle, personne ne
voulait de nous dans cette famille. En dépit de sa folie des grandeurs et de
ses turbulences, elle nous apportait la chaleur de sa présence, de son parfum
de mère, de sa voix, de ses rires, même s’ils étaient le plus souvent forcés. Elle
nous offrait la niche de l’appartement avec tous ces repères affectifs qui
peuplent une petite enfance : la bouilloire qui chante sur le feu, la
table de la cuisine et sa toile cirée, l’eau de l’évier qui goutte, la chaise
chancelante sur laquelle « il ne faut pas s’asseoir », le bouquet
desséché dans son vase, le cocon de cette chambre bleue où Pablito et moi
pouvions nous isoler : trésors incomparables lorsqu’on est orphelin.
Pour le reste, avec les moyens du bord qui lui étaient
offerts, elle a fait ce qu’elle a pu.
Ce n’était pas génial.
Elle aurait pu être une femme très bien si elle n’avait pas
été marquée par le syndrome Picasso. Elle était née d’une famille protestante
de la bourgeoisie lyonnaise qui comptait des professeurs, des ingénieurs, des
scientifiques :
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