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Grand-père

Grand-père

Titel: Grand-père Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Marina Picasso
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après avoir franchi le Rubicon grâce à mon
analyse, je bénéficie d’un regard que je n’avais pas avec Gaël et Flore, mes
deux aînés. Je les aimais d’un amour perdu et éperdu. D’un amour animal. D’un
amour hors du temps.
    Avec May, Dimitri et Florian, mes enfants adoptifs, je
propose avant tout un amour qui, je l’espère, les aidera à se construire. Tous
les matins, avant qu’ils ne partent à l’école, je suis là avec eux pour voir s’ils
se sont bien lavé les dents, s’ils ont mis de bonnes chaussures, s’ils sont
bien couverts. Je les fais déjeuner, réciter leurs leçons, je vérifie leur
cartable ou leur sac de sport. Cela peut paraître excessif mais je suis très
attachée à ces gestes d’amour que je n’ai pas connus.

3
     
     
    L’école, l’heure de la récréation, les platanes aux couleurs
de l’automne, les garçons et les filles s’ébattant et pépiant comme dans une
volière, les maîtres et les maîtresses arpentant la cour pour faire régner
mollement l’ordre et la discipline… et la partie de billes, non pas « à la
mauviette » mais la vraie, celle avec la bille nichée au creux du poing
serré et le ressort du pouce permettant de frapper de plein fouet la bille du
ou des adversaires : billes en gypse, billes en verre, calots. Chacun pour
soi, « croix de bois, croix de fer », pas de triche, pas de castagne et que le meilleur gagne…
    À ce jeu, je fais partie des premiers de la classe. À
croupetons, tendue jusqu’à la crampe, je défends mon honneur : celui d’une
championne, celui de « la Picasso » que l’on encourage avec cet
accent du Midi gorgé d’ail, de thym, de farigoule.
    — Vas-y, la Pi-ca-sso ! Tire-la-moi, cette agate !
    « La Picasso. » Aucun rapport avec mon grand-père
dont tous les journaux parlent, aucun rapport avec ma mère, qui se repaît de
scandales. Je suis une anonyme, avec Pablito qui, dans sa salopette grise, m’acclame
et ramasse les billes que je viens de gagner.
    Nous sommes des galopins, heureux d’être des galopins.
    Enfin, des « sans-famille ».
    Alors que nous comptons nos gains dans un coin du préau, deux
grands de la classe du « certif » se plantent devant nous.
    — C’est vrai, nous demande le premier, c’est vrai que
vous venez à l’école avec votre chauffeur et votre garde du corps ? C’est
vrai que vous êtes riches ?
    Chauffeur, garde du corps et riches alors que, ce matin, nous
avons quitté la maison le ventre creux.
    Le second, un petit gros boutonneux, tire de son cartable
une feuille couverte de barbouillages.
    — Regarde, me lance-t-il en agitant la feuille sous mon
nez, moi aussi, je fais du Picasso.
    Dressée sur mes ergots, l’œil mauvais, le cheveu blond et
raide, je l’affronte et j’écume de rage :
    — Répète !
    Il ricane et me crache :
    — Picasso, j’en fais autant. C’est du gribouillage !
    Un voile rouge, une bouffée de colère, mes poings partent et
s’écrasent sur le nez et les lèvres de ce minus qui a osé attaquer mon
grand-père, et dont la bouche saigne.
    Une main énergique m’empoigne par le bras, celle de ma
maîtresse qui me secoue et me hurle à l’oreille :
    — Va te mettre au piquet !
    Le menton frissonnant comme s’il allait pleurer, Pablito
intervient :
    — Mais, madame, c’est l’autre qui a commencé !
    — Je ne veux pas savoir, fulmine la maîtresse. Toi et
ta sœur me conjuguerez chacun vingt fois : « Je ne dois pas me battre
avec mes camarades. »
     
    À l’époque, que pouvais-je faire ou dire pour convaincre que
ce n’était pas Picasso ni l’orgueil des Picasso que j’essayais de défendre, mais
toute ma famille ? Que c’était par amour que je me servais de mes poings. Un
amour qui ne m’était pas donné mais que j’espérais tant des miens, avec ne
serait-ce qu’une tape amicale sur le sommet du crâne, une caresse, un baiser
sur la joue, un signe d’affection. Si mon grand-père au lieu de s’appeler
Picasso s’était appelé Durand, j’aurais défendu mon grand-père Durand. Si, peintre
en bâtiment, il avait repeint notre école, je me serais battue pour le même
motif…
    Mais je préfère me taire et ne plus y penser car ce n’est
pas gentil d’essayer d’imaginer autre chose que ce que la vie nous offre.
     
    « Je ne dois pas me battre avec mes camarades. »
    « Tu ne dois pas te battre avec tes camarades. »
    « Il ne doit pas se battre avec ses

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