Grand-père
camarades… »
Assis sur une chaise, devant les reliefs du déjeuner que
notre mère nous a laissé, nous nous attaquons à notre punition. Nous n’avons pas
touché à la ratatouille figée dans sa casserole et avons à peine entamé la
tranche de jambon que nous avons soigneusement remise dans son papier sulfurisé.
Notre mère, comme le dit le mot qu’elle a déposé sur la
table, a dû se rendre à Cannes.
Pour quoi faire ? Cela ne nous regarde pas.
Au cours de mon analyse, j’ai souvent revécu dans des
torrents de larmes ces repas d’orphelins à l’heure où les autres enfants, de
retour de l’école, retrouvent le nid d’une maison accueillante, avec une mère
attentive. Attentive et présente. Je ne me souviens plus des mots qui sortaient
de ma bouche mais je sais qu’ils parlaient d’une mère qui aurait pris le temps
de choyer ses enfants, de prêter une oreille à leurs difficultés, de leur
donner son sein au travers d’un plat même raté. Comme cette purée brûlée qu’elle
avait l’habitude d’oublier sur le feu… et qui était délicieuse.
Il n’y a pas très longtemps, j’ai lu qu’un homme de science
avait fait une triste expérience. Dans un labyrinthe menant à deux enclos, il
avait lâché un couple de souriceaux enlevés à leur mère. L’un des enclos était
chauffé et garni de fourrure. L’autre était froid mais comportait une pipette
qui distillait du lait. Quinze jours plus tard, on retrouva les souriceaux
morts dans l’enclos qui donnait de la chaleur. L’autre était propre et désert. Le
lait était caillé.
Pablito et moi n’avons pas eu ce choix. L’enclos chauffé et
garni de fourrure que nous proposait notre mère dépendait trop de l’enclos
Picasso qui fournissait le lait, un lait trop cher payé.
Je me souviens aussi des jours où, rentrant de l’école, nous
ouvrions, inquiets, la porte de la maison. Dans quel état allions-nous
retrouver notre mère ? Malade, tout au fond de son lit, ou alors remontée
comme une mécanique avec sa frénésie, ses jacasseries et ses discours
pathologiques qui nous inhibaient chaque jour davantage :
« Je suis certaine que Picasso aimerait mon décolleté »,
« Je suis le style de femme dont Picasso raffole », « Si Picasso
ne veut pas me voir, c’est à cause de votre père »…
Et, par ricochet : « C’est à cause de vous. »
Oui, c’était à cause de nous si mon père devait mendier de l’argent.
À cause de nous si ma mère délirait. À cause de nous s’ils avaient divorcé. À
cause de nous si mon grand-père nous excluait de sa vie.
Dans son œuvre, aucune trace de nous. Pas le moindre dessin,
pas la moindre peinture.
À La Californie , désespérément, nous nous cherchions
sur les murs, feuilletions en cachette les catalogues, les livres d’art, tentions
de nous reconnaître sous les traits d’un faune, d’une bacchanale, dans le
kaléidoscope d’une nature morte. Nous découvrions ici et là des études et des
peintures de Maya, la fille qu’il avait eue avec Marie-Thérèse Walter, des
esquisses et des portraits de Claude et de Paloma, les enfants nés de son union
avec Françoise Gilot, des pêcheurs, son tailleur, des gens que nous ne
connaissions pas, des chiens, des chats, des oiseaux, des homards, des guitares,
des cafetières, des compotiers, des cruches, des poireaux… et rien de nous, ses
descendants directs.
Nous aurions pu être un thème intéressant s’il avait une
seule fois sondé notre désespoir. Pensez : Pablito et Marina chassés de La Californie , Pablito aux yeux emplis de larmes, Marina et Pablito
blottis l’un contre l’autre.
Comment a-t-il pu nous chasser de sa palette alors que nous
lui rendions visite à La Californie , venions le voir dans son château de
Vauvenargues, étions à ses côtés à tant de corridas ? Étions-nous
transparents ? Étions-nous des bâtards ?
Les mots ne sont jamais simples et les maux difficiles à
traduire lorsqu’on est crucifié, mais je pense que nous étions un obstacle au
bien-être de Picasso. Fruit d’un père décevant et d’une mère scandaleuse, notre
existence dérangeait sa petite personne et son grand égoïsme. Nous troublions
son génie, son nirvana de peintre.
Connaissant notre souffrance, pourquoi ni mon père ni ma
mère n’ont-ils eu le courage de nous dire : « Il n’existe aucun
dessin de vous parce que votre grand-père a voulu nous punir – et non pas
vous punir
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