Hasdrubal, les bûchers de Mégara
Mon vainqueur avait décidé de
m’épargner, sachant qu’il me serait infiniment plus pénible de continuer à
vivre que d’expirer en murmurant, une dernière fois, le nom de ma patrie
bien-aimée. Il n’a pas eu tort. Voilà dix ans que je suis quotidiennement
torturé par le remords d’avoir survécu à ma défaite et que je tente de
l’oublier en buvant comme un pourceau. Bien entendu, je pourrais me suicider
mais ce serait donner raison à mes détracteurs.
Je sais
gré à ce maudit gamin de m’avoir insulté une fois de plus, une fois de trop.
Quand je me suis réveillé au petit matin, gisant dans mes déjections, j’ai
demandé à mon esclave de me préparer un bain et de convoquer Magon, mon fidèle
aide de camp, auquel j’ai fait part de mon projet. J’ai vu son visage ravagé
par les ans s’illuminer et j’ai compris qu’il attendait ce moment depuis
longtemps. En un seul instant, il m’a pardonné toutes les avanies que je lui ai
infligées depuis notre arrivée sur les bords du Tibre. Depuis, chaque jour,
nous nous retrouvons pour travailler ensemble. Magon n’est pas un interlocuteur
facile. Je n’espérais pas de lui la moindre indulgence mais sa mémoire est si
phénoménale qu’il me reprend instantanément dès que j’omets un fait ou que j’ai
tendance à l’enjoliver en ma faveur.
Grâce à
lui, j’ai compris qu’écrire une justification de mes actes n’aurait aucun
intérêt. Pourtant, au début, je croyais naïvement que l’exposé sincère des
motifs qui me poussèrent à agir de telle ou telle façon retiendrait l’attention
de mes lecteurs. Magon m’a rétorqué qu’on attendait plutôt de moi une relation
véridique de la guerre qui opposa Rome à Carthage sans cacher les
responsabilités de l’une et de l’autre. Pour une fois, la parole sera donnée au
vaincu et non pas au vainqueur. Je vise toutefois un dessein plus
ambitieux : porter témoignage sur la vie d’une cité dont nulle pierre
n’est restée debout.
Je suis en
effet l’un des derniers survivants d’une civilisation disparue, telle la
mystérieuse Atlantide dont parle Platon dans ses écrits. Certes, je n’ignore
pas que, de l’autre côté de la grande mer, subsistent encore des villes, comme
Utique, où l’on parle notre langue et où l’on adore nos dieux. Dans les
campagnes alentour, de robustes paysans, insensibles à la fureur des
événements, n’ont rien changé à leur mode de vie et la vénérable Elissa,
fondatrice de Carthage, ne serait pas dépaysée si elle revenait se mêler à eux.
Beaucoup continuent à envoyer chaque année un tribut au sanctuaire de Melqart à
Tyr, la métropole d’où vinrent nos ancêtres. J’ai bon espoir que cette flamme
sacrée ne s’éteindra jamais et que les Romains ne parviendront pas à extirper
l’esprit de résistance qui anime nos compatriotes.
Toutefois,
Carthage, la grande et belle Carthage, a disparu pour toujours. Sur son site,
l’herbe folle a recouvert jusqu’aux rares pierres épargnées par les pioches et
les pelles des légionnaires chargés de la détruire. J’ai été ému aux larmes par
le récit que m’a fait l’un de mes anciens compagnons, réduit en esclavage puis
affranchi par son maître romain. Au péril de sa vie, il s’est rendu en Afrique
et, trompant la vigilance des Fils de la Louve, il est revenu dans les lieux où
il avait grandi. Quand la nuit tombe autour des anciens ports, un silence de
mort règne, m’a-t-il dit, en cet endroit qui jadis bruissait, à toute heure du
jour et de la nuit, d’une joyeuse animation. Il lui a été même impossible de
situer l’emplacement exact du maqom, la place où la foule se réunissait pour
élire les généraux, du grand temple d’Eshmoun érigé sur la colline de Byrsa, ou
du palais de ses parents dans les vergers de Mégara. Au ton de sa voix, j’ai
compris que j’avais le devoir de faire revivre ma patrie par la magie de
l’écrit et de raconter la catastrophe qui s’abattit sur elle et causa sa ruine
sans que nos divinités tutélaires interviennent pour nous sauver.
J’ignore
ce qu’il adviendra de ce récit. Je doute fort que Publius Cornélius Scipion
Aemilianus apprécierait de me savoir entièrement occupé à le rédiger. Aussi
fais-je très attention à donner le change à ceux qui m’entourent. Il m’arrive
de retourner à la taverne du Dauphin agile pour m’enivrer jusqu’à en perdre la
conscience. Quand quelques robustes portefaix,
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