Haute-savane
s’agenouillèrent.
C’était la première fois que Fanchon reparaissait sous le soleil et Gilles n’y fit aucune attention. La camériste suivait Judith comme son ombre, une ombre visiblement inquiète de l’accueil qu’il pouvait lui réserver, mais le chevalier était décidé à ignorer cette fille jusqu’à ce que ses intempérances de langue lui donnent l’occasion de s’en débarrasser définitivement. Il ne vit donc pas le regard mi-implorant mi-angoissé dont elle le gratifiait. Lui-même regardait Madalen sagement agenouillée auprès de sa mère, mains jointes et les yeux baissés. Depuis que le navire avait jeté l’ancre, la jeune fille avait passé de longues heures, accoudée au bordage, contemplant l’étonnant décor, si nouveau pour elle et, surtout, cet océan bleu, si bleu qu’il était difficile de croire que ses vagues indigo fussent l’aboutissement des profondes lames vertes ou grises dont les embruns furieux fouettaient si souvent la terre bretonne. Elle semblait rechercher surtout la compagnie du capitaine Malavoine et Gilles, furieux, avait bien dû constater qu’elle s’esquivait, avec une excuse timide, chaque fois qu’il avait essayé de s’approcher d’elle.
Là encore, elle n’avait pas eu un regard pour lui et Gilles savait bien qu’elle le fuyait systématiquement, voyant en lui une assez bonne imitation du Diable. Pourtant, elle l’aimait, elle le lui avait dit mais, apparemment, cet amour-là n’était pas disposé à toutes les concessions, à tous les abandons et, bien souvent depuis le départ, Tournemine avait maudit la présence d’Anna Gauthier, toujours dressée comme un rempart entre sa fille et l’amour qu’il lui vouait. Mais peut-être, après tout, valait-il mieux qu’il en fût ainsi. S’il n’y avait eu que Pierre qui vivait totalement avec l’équipage, heureux comme un Breton peut l’être sur la mer, Gilles savait bien qu’aucune force humaine ne l’eût retenu d’entrer un soir dans la cabine de Madalen. Le Diable seul savait ce qu’il se fût passé alors entre lui et une fille pour laquelle les aspirations normales d’un corps humain étaient autant de péchés mortels.
À la minute présente, agenouillée dans sa simple robe de toile bleue au décolleté pudiquement caché par un fichu blanc, elle trouvait le moyen d’être plus désirable encore que la fille au palanquin dans sa nudité totale et ce fut assez distraitement que Gilles écouta les prières du prêtre tant son regard trouvait de joie à caresser la douce forme agenouillée. Et pas un instant il n’eut conscience du regard chargé de haine dont Fanchon enveloppait Madalen…
L’office s’achevait et les nuages de l’encens s’élevaient. Le corps fut descendu dans un canot où attendait le boulet de canon que l’on allait amarrer à ses pieds. Six marins et Pierre Ménard l’accompagnèrent et le petit bateau, déhalant, gagna la sortie du port tandis que le prêtre faisait tomber sur lui sa dernière bénédiction.
Silencieusement, les assistants se dispersèrent. Les femmes reprirent le chemin de leurs cabines mais Gilles retint Judith.
— Je n’ai pas l’intention d’attendre plus longtemps pour prendre possession de ce qui m’appartient, lui dit-il. Je vais de ce pas chez le notaire, l’obliger à me donner mes papiers puis avec une dizaine d’hommes je me rendrai à la plantation. Il est temps que ce Simon Legros apprenne qui est le maître à « Haute-Savane »…
— Dans ce cas je vais avec vous !
— Non seulement je n’y tiens pas mais je vous le défends. Les La Vallée vous attendent, vous allez vous rendre chez eux avec votre femme de chambre. Mme Gauthier et sa fille resteront à bord avec les blessés, à la garde du capitaine Malavoine. J’espère que tout se passera bien là-haut mais, au cas où il m’arriverait malheur, n’oubliez pas que vous êtes ma femme et que tous mes biens sont vôtres. Il vous resterait seulement à demander justice au gouverneur, au cas où vous souhaiteriez me venger. À présent, souhaitez-moi bonne chance pour ma prise de possession d’une terre qui semble décidée à se défendre plus vigoureusement qu’une forteresse.
Prenant la main de la jeune femme, il la porta à ses lèvres, posa sur le poignet un rapide baiser puis, se détournant, se disposa à rejoindre sa cabine pour y prendre ses armes et aussi pour y rédiger un rapide testament qu’il comptait confier au capitaine
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