Haute-savane
l’esclave cessèrent comme par enchantement tandis qu’une lueur qui ressemblait à de l’espoir montait dans ses yeux désolés. Il répondait avec un empressement touchant.
— C’est bien ce que je pensais, dit le baron planteur. Il est arrivé ici il y a environ un mois. L’homme qui l’a acheté, avec sa femme enceinte, est un Blanc impitoyable qui, si j’ai bien compris, l’a emmené sur une plantation d’herbe bleue qui doit être à une certaine distance. Ce soir, un peu avant le coucher du soleil, lui et son « commandeur » ont pris quelques-uns des plus forts parmi les nouveaux arrivés et les ont menacés des pires sévices s’ils n’accomplissaient pas la besogne pour laquelle on les emmenait. Celui-là, le maître a menacé de faire déchirer sa femme par ses chiens. On les a entassés dans une carriole et on les a amenés ici. Il faisait nuit. Celui qui les menait s’est arrêté en arrivant au port pour causer avec un Noir qui avait, paraît-il, un beau costume en soie et des cheveux blancs qui devaient être une perruque. On les a postés et vous savez la suite. Il semble bien que nous soyons en présence d’un guet-apens bien préparé. En prenant des « bozales » tout frais émoulus de leur savane, ces gens ne craignaient pas d’être dénoncés en cas d’échec. Avez-vous donc déjà un ennemi à Saint-Domingue ? C’est étrange si vous n’êtes que de passage ?
— Connaissez-vous, dans la région du Limbé, une plantation d’indigo que l’on appelle « Haute-Savane » ? J’en suis le nouveau propriétaire…
— Vous êtes… Oh ! Alors, tout s’explique ! Ce démon de Simon Legros n’a certainement aucune raison de souhaiter vous voir arriver vivant là-haut. C’est un homme redoutable, savez-vous ? Il est probable qu’il a été avisé de votre arrivée dès l’instant où vous avez jeté l’ancre. Vous allez avoir du mal avec lui, et je ne saurais trop vous conseiller de laisser votre épouse en ville jusqu’à ce que vous ayez mis le personnage au pas. Mais allons donc rejoindre ces dames…
— Un instant, je vous prie…
Les miliciens, en effet, s’apprêtaient à emmener leur prisonnier qui avait recommencé à pleurer. Tournemine les arrêta.
— Libérez cet homme, sergent. D’après ce que vient de m’apprendre M. de La Vallée ici présent il appartient à ma plantation, donc à moi. Mes hommes s’occuperont de lui.
Une pièce d’or glissée dans la main du militaire acheva de dissiper les scrupules qui pouvaient lui rester et l’esclave fut libéré. Sur l’ordre de La Vallée, il alla s’asseoir sur l’escalier du môle pour attendre d’être emmené lui aussi au bateau tandis que le chevalier et son nouvel ami rejoignaient la voiture dans laquelle les deux dames étaient assises, bavardant comme de vieilles amies, le malaise de Judith semblant tout à fait dissipé.
Mme de La Vallée était une très jolie femme blonde, élégante et mince. Ses yeux étaient les plus bleus qu’il fût possible de voir et elle avait un charmant sourire. Elle savait déjà tout de la jeune Mme de Tournemine et celle-ci savait tout de sa nouvelle amie. Elles avaient déjà arrangé entre elles que Judith s’installerait pour quelque temps dans la maison que les La Vallée possédaient sur le cours Villeverd et qui leur servait de pied-à-terre quand ils venaient au Cap pour affaires ou pour leur plaisir, leur plantation de « Trois Rivières » étant encore plus éloignée de la grande ville que ne l’était « Haute Savane ». Eux-mêmes étaient là pour quelques jours afin que Gérald pût surveiller l’arrivée du bateau qu’il attendait et le départ pour Nantes d’une partie de sa récolte de café.
— Il vaut mieux laisser votre mari procéder sans vous à votre installation, assura Denyse de La Vallée. Avec ce Simon Legros, il peut se passer des choses déplaisantes qui ne sauraient être vues par une dame. Pendant ce temps je vous ferai visiter le Cap et je vous ferai connaître la bonne société. Vous y serez reçue à bras ouverts. Je vous emmènerai aussi au théâtre, nous ferons le tour des boutiques. Il y en a de ravissantes et…
— … et ce pauvre chevalier va se retrouver ruiné avant d’avoir rentré sa première récolte ! fit La Vallée en riant.
Gilles s’efforçait de prendre sa part de la conversation mais n’y parvenait pas. Son esprit cherchait à mettre bout à bout tous les faits de
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