Haute-savane
table tandis que son bras gauche frôlait la hanche de la Noire, il devina que les mains de son premier maître devaient le démanger…
Le silence avait quelque chose de pesant. On n’entendait que le bruit de la grande cuillère sur la faïence du plat et des assiettes et les respirations un peu fortes des hommes. Mais, comme Gilles après un signe de croix et une phrase d’oraison allait donner le signal du repas en attaquant lui-même, Pongo s’interposa :
— Attends ! dit-il seulement.
Puis, appelant Désirée d’un signe, il plongea la cuillère dans la sauce et la lui tendit.
— Mange ! ordonna-t-il.
Elle refusa d’un mouvement de tête, voulut repartir vers son office mais il la maintint fermement par le bras.
— … Nous pas manger si toi pas goûter cuisine. Nous pas connaître toi. Savoir seulement toi servante vilain homme…
Quelque chose se troubla dans le regard de Désirée tandis qu’il faisait le tour de ces rudes visages devenus tout à coup aussi immobiles que s’ils étaient taillés dans le bois puis revenait à celui, franchement menaçant, de Pongo. Mais ce ne fut qu’un instant. Elle esquissa une moue vaguement méprisante, prit la cuillère pleine et en avala le contenu. Puis se détournant avec un haussement d’épaules, elle regagna son office.
Sa disparition, bien qu’on la sentît toujours présente derrière la cloison de bois, détendit l’atmosphère.
— Alors ? demanda Pierre Ménard. On peut y aller ?
Mais Gilles ne s’était pas encore décidé à toucher au plat. Interrogeant Pongo du regard et aussi Finnegan qui se penchait sur son assiette pour en renifler le contenu, il finit par repousser la sienne.
— Si vous m’en croyez, nous nous contenterons ce soir de fromage et de fruits. Cette femme a hésité avant de faire ce que Pongo lui demandait.
— Mais elle l’a fait, dit Germain visiblement encore sous le charme. Donc il n’y a pas de poison…
Finnegan reposa la bouteille qu’il venait de vider.
— Non, mais il peut y avoir autre chose et je vote aussi pour que nous laissions de côté ce plat, si odorant soit-il. Holà ! Désirée, venez donc ôter tout cela et donner des assiettes propres.
Mais personne ne répondit. Aucun bruit ne se faisait plus entendre de l’autre côté de la cloison.
— Elle a dû filer par la fenêtre, fit Gilles en se levant brusquement et en se précipitant vers l’office.
La fenêtre en était fermée et, tout d’abord, il ne vit personne. Il y avait là une sorte de buffet, des étagères supportant des pots, des bocaux, des grappes d’oignons et de fruits secs. Il y avait aussi une table et ce fut en contournant cette table qu’il trouva Désirée : couchée en chien de fusil sur le plancher, la tête sur son coude replié, elle dormait d’un sommeil si profond qu’elle n’eut aucun réflexe quand, se penchant sur elle, Tournemine se pencha pour l’éveiller.
— Venez voir, vous autres ! appela-t-il. On dirait qu’en l’obligeant à goûter son ragoût, Pongo nous a rendu un grand service.
S’agenouillant auprès de Désirée, Liam Finnegan retroussa l’une des paupières et lui tâta le pouls. Puis, se relevant :
— Et elle n’en a mangé qu’une cuillerée ! soupira-t-il. Si nous avions absorbé les généreuses rations qu’on nous a servies nous aurions sans douté dormi assez longtemps et assez profondément pour ne nous réveiller que dans l’éternité. On aurait pu nous découper en morceaux à la manière des Chinois sans que nous bougions seulement le petit doigt.
— Une drogue pour nous endormir, dit Gilles. Pourquoi pas un poison, directement ?
— Celui qui a donné ces ordres devait avoir une idée bien précise. Quelque chose me dit que nous allons avoir de la visite et qu’il importait qu’on nous trouve endormis et non morts…
Beaucoup plus tard, Tournemine se souviendrait du vide menaçant, du silence pesant qui suivit les derniers mots du docteur et qui semblait attendre quelque chose, quelque chose qui vint au bout d’un instant.
Quelque part vers la montagne, un tambour se fit entendre et commença à rouler dans la nuit sur un rythme irrégulier. Un autre lui répondit, beaucoup plus proche de la rivière.
Finnegan jura entre ses dents.
— Les maudits tambours de brousse ! J’aurais dû étudier leur langage quand j’en avais la possibilité. À présent mon ignorance risque de nous coûter la vie.
— Un langage ?
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