Haute-savane
Seules, deux ou trois femmes agenouillées priaient devant les bouquets de flammes brûlant devant les statues des saints. Aucune ne fit attention à lui. Chacune devait avoir ses propres soucis car il put voir sur deux visages à demi cachés par les mantilles de dentelle à la mode espagnole des larmes coulant silencieusement.
Les laissant à leurs supplications, il alla droit à l’autel latéral où brillait la veilleuse rouge du Saint-Sacrement, mit un genou en terre et appela Dieu.
« Seigneur, dit-il, je suis venu par avance réclamer votre clémence car je vais combattre ceux qui vous représentent sur cette terre. Bien ou mal, ce n’est pas mon problème. Vous m’avez donné “Haute-Savane”. C’est ma maison et je l’aime comme j’aime tous ces malheureux qu’avec votre aide j’ai pu arracher à leur noire misère, à leurs souffrances. Je suis venu vous dire que je ne les laisserai pas retomber dans une servitude pire qu’auparavant car elle suivrait une période de retour à l’espoir. Je me défendrai, je les défendrai au besoin par les armes. J’espère, en agissant ainsi, entrer dans les plans que vous avez formés pour ma famille et pour moi. Sinon, pardonnez-moi ! »
C’était à peine une prière. Plutôt une mise en demeure dont eût été bien incapable, quelques années auparavant, le fils de Marie-Jeanne Goëlo. Mais, en quittant l’église, Gilles se sentit réconforté par sa propre résolution et par la certitude intime d’avoir raison contre les prêtres aux vues étroites du genre d’Ignace et contre cette société d’exploitation de l’homme par l’homme abritée sous le futile prétexte d’une différence de pigmentation. Si Dieu avait créé des hommes rouges, jaunes ou noirs, pourquoi donc laissait-il les seuls Blancs empoisonner la vie de tous les autres ? De quel droit ceux-ci s’arrogeaient-ils l’autorisation de décréter que celui-ci ou celui-là devait le servir à genoux ? Et comment ces gens qui le croisaient, roulant ou chevauchant vers leurs belles demeures enfouies dans des jardins de rêve, portant des habits raffinés, des bijoux et se gorgeant de tout ce que la nature ou le travail des hommes pouvaient offrir de plus délectable et de plus raffiné, comment ces gens ne comprenaient-ils pas qu’ils dansaient sur un volcan et que leurs jours étaient comptés ? Ils n’étaient qu’une poignée : trente mille en face d’un demi-million de Noirs suant avec leur misère, la haine et le désir de vengeance… Un jour, quelque chose quelque part éclaterait et ce serait la fin d’un monde.
Ôtant son chapeau, Gilles passa sur son front humide une main qui lui parut glacée. Il venait d’avoir la vision effrayante, née peut-être du récent souvenir de la nuit passée dans la maison condamnée de Legros, de hordes noires se jetant à l’assaut de ces belles demeures, de ces riches plantations, pillant, violant, brûlant. Il avait vu couler le sang des têtes coupées par les lames meurtrières des machettes, entendu crépiter les flammes des incendies… Peut-être tout cela pouvait-il encore être évité mais il aurait fallu, alors, qu’au lieu de s’en prendre à lui, les riches planteurs du Conseil se penchassent sur leur propre conduite et cherchassent honnêtement comment remédier à trop de misères auprès de trop de richesses. Mais il savait que personne ne l’écouterait s’il essayait de se faire entendre.
En atteignant le portail d’entrée de sa propriété, Gilles leva les yeux vers les lions de pierre qui couronnaient les piliers. Il allait falloir leur donner des griffes, à ceux-là, et leur faire cracher des flammes car, même s’il devait affronter l’île tout entière, Tournemine était fermement décidé à rester le maître ici…
Il était déjà tard. C’était l’heure où les travailleurs rentraient des champs. Le soleil baissait sur l’horizon dorant au loin le bleu intense de la mer. Les voix de ses Noirs montaient de tous les sentiers, chantant comme ils avaient appris à le faire spontanément depuis que leur sort avait changé. Ce soir, le chant était empreint de tristesse parce que Celina venait de mourir et que demain on la porterait en terre mais ce n’était pas une plainte. À travers le rythme, inhabituel pour des oreilles européennes, passait encore le contentement du travail achevé et de l’approche du repos pris en famille et dans sa maison, si petite soit-elle. Oubliant un
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