Haute-savane
enterrera peut-être dans quelques jours mais, sur la mémoire de mon père, on ne m’en fera pas partir !…
Cette fois, elle sortit et la porte, précipitamment ouverte par Charlot qui s’inclina avec un respect quasi prosterné, retomba derrière elle. Les deux hommes demeurèrent seuls en face de la table encore servie et abandonnée. Gilles sentait sur lui le regard insistant de l’Irlandais mais ne se décidait pas à le rencontrer. Les mains nouées derrière le dos, il marchait lentement de long en large, faisant crier le parquet sous le talon rouge de ses souliers. Un instant, il s’arrêta près de la table, saisit une carafe de cristal et se versa un plein verre de bourgogne qu’il avala d’un trait. Ce fut alors que vint ce qu’il attendait.
— Elle est vraiment ta maîtresse ? demanda la voix impersonnelle de Finnegan.
Gilles haussa les épaules.
— Non ! Sur mon honneur, je jure que non. Madalen est… la pureté, l’innocence… Il faut être Judith pour imaginer…
— Imaginer quoi ? Comment n’imaginerait-elle pas le pis en voyant son époux se détourner d’elle pour se soucier d’une autre ? Car tu l’aimes, n’est-ce pas ? Une femme amoureuse ne se trompe pas sur ces choses-là…
— Amoureuse ? Il y a longtemps que je ne crois plus à l’amour de Judith.
— C’est parce que tu es un rude imbécile. Ou bien parce que cela t’arrange…
La voix de Finnegan avait claqué comme un coup de fouet et Gilles, surpris par sa violence, se retourna, le regarda.
— Tu es fou… dit-il.
— Crois-tu ? Au fait : tu n’as pas répondu à ma question : tu aimes Madalen ?
Un bref silence et puis :
— Oui…
— Et elle ? Elle t’aime aussi ?
— Je crois que oui.
— Ah !
Charlot était sorti par discrétion et Finnegan ouvrit lui-même la porte qui claqua derrière lui. Gilles entendit le bruit de ses bottes décroître sur le dallage du vestibule. Puis il n’y eut plus rien que le chant assourdi des pleureurs funèbres. Gilles était seul, plus seul qu’il ne l’avait jamais été, avec une horrible impression de malaise. Se pouvait-il vraiment qu’il eût, en quelques mots, perdu un ami qui lui était devenu cher ?
Un moment plus tard, le galop d’un cheval l’attira à la fenêtre donnant sur le devant de la maison. Le temps d’un éclair, il aperçut Finnegan qui, à bride abattue, embouquait le tunnel obscur formé par les grands chênes de l’allée. Il s’en allait. Il l’abandonnait, lui aussi, retournant sans doute à son ivrognerie et à la crasse du port.
Incapable de supporter plus longtemps la solitude de la grande salle luxueuse avec sa nappe brodée, ses flambeaux d’argent et l’étincellement de ses cristaux, il sortit à son tour, hésita un instant au pied de l’escalier, taraudé par l’envie de rejoindre Judith, ne fût-ce que pour se prouver, en la soumettant à son désir, qu’il était toujours le maître. Mais il devina que, ce soir, il lui faudrait enfoncer sa porte pour qu’elle consentît à l’accueillir. Et encore…
Plus désemparé qu’il ne voulait l’admettre, il gagna la cour de derrière où, à la lumière dansante des torches, une foule noire veillait le corps de Celina. Elle reposait sur son catafalque de branches fleuries, vêtue d’une belle robe rouge toute neuve et casquée du diadème de plumes noires et rouges. Un épais collier de fleurs cachait l’horrible blessure que des mains pieuses avaient recousue de leur mieux. Devant elle, des corbeilles contenaient des fruits, des poissons séchés, des biscuits que se partageraient tout à l’heure, à la fin de la nuit, ceux qui veillaient là. Dans un coin, Coralie surveillait une énorme marmite posée à même un feu de branches, sur le sol. Et puis, tout autour de la morte, des hommes vêtus de leurs meilleurs habits, des jeunes filles vêtues de blanc qui chantaient doucement, au rythme doux d’un tambour que frappaient les longues mains noires de Cupidon, assis par terre. Certains commençaient à danser.
Adossé à un tulipier, les bras croisés, Pongo regardait lui aussi. Il tourna à peine la tête quand Gilles le rejoignit mais sourit, chose rare chez cet impassible personnage.
— Eux faire belle fête pour vieille Celina ! Chez nous aussi faire fête quand grand chef partir pour forêts éternelles parce que grand chef aller vers grande joie et grande puissance.
Il était très rare que Pongo fît allusion à sa
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