Haute-savane
impeccablement repassée, une cravate noire nouée lâchement autour du col de sa chemise de fine batiste, M. de Barbé-Marbois reçut Tournemine dans la vaste pièce lambrissée d’acajou, à la mode anglaise, qui lui servait de bureau. Une bibliothèque, une large table où les dossiers étaient rangés dans un ordre parfait, une grosse mappemonde posée à même le sol et des gravures de navires en composaient, avec le pavillon royal et quelques fauteuils, l’ameublement. Dans un coin, un négrillon dormait à moitié auprès des cordes, inutiles par cette chaleur douce, du grand panka dont l’aile de toile occupait une partie du plafond.
— Que puis-je pour vous, monsieur de Tournemine ? demanda courtoisement l’intendant général en offrant une tabatière que Gilles, non moins courtoisement, refusa.
Il n’avait jamais été capable de priser sans éternuer et ne comprenait pas le plaisir que l’on pouvait trouver à cette pratique. Ce n’était pas le moment de se rendre ridicule.
Posément, calmement, il raconta la visite du frère Ignace et sa menace de faire ouvrir la tombe du précédent propriétaire de « Haute-Savane ». Sans toutefois mentionner le fait qu’il avait déjà ouvert lui-même cette tombe qui ne contenait qu’un tronc d’arbre drapé dans un linceul, ni l’assassinat de Celina. La mort d’une esclave n’offrait aucun intérêt pour l’intendant général.
Celui-ci écouta son visiteur avec l’attitude impassible qui lui était familière, mais à certain pli qui se formait au coin de sa bouche, au jeu lent de ses doigts autour d’un coupe-papier d’argent, Gilles devina qu’il n’aimait guère ce qu’il entendait.
Barbé-Marbois laissa le silence s’installer un instant quand Gilles se tut, réfléchissant visiblement. Puis, relevant brusquement les paupières pour darder son regard sur son visiteur, ce qui était encore dans sa manière, il soupira :
— Je ne vois là rien de particulièrement inquiétant, monsieur. Auguste de Ferronnet est mort et sa mort a été dûment enregistrée. Il n’y a aucune raison pour qu’il ne soit pas couché dans sa tombe aussi bien que sur les papiers de son notaire. Laissez faire le frère Ignace qui est un homme simple et qui a peut-être un peu trop tendance à prêter l’oreille aux contes fantastiques dont cette île est peuplée. Vous serez tranquille ensuite.
— Mais je n’admets pas, monsieur l’intendant général, que l’on vienne troubler ainsi, pour un racontar venimeux, la paix des morts, s’écria Gilles non sans hypocrisie. Je suis breton et d’un pays où l’on n’admet pas ce genre de pratique.
— Je suis lorrain, monsieur, et d’un pays où l’on ne l’admet pas davantage mais, en l’occurrence, je ne peux rien faire pour vous. L’Église ne fait guère de bruit ici. Mieux vaut la laisser tranquille quand elle se manifeste un peu. Au surplus, je n’ai aucun pouvoir sur elle. Seul le gouverneur pourrait peut-être intervenir mais il est déjà en mer. En outre, je doute qu’il eût accepté de se mêler de cette affaire. Comme toutes les minorités, l’Église est jalouse de sa dignité.
— Je ne vois pas ce que sa dignité peut gagner à l’ouverture de cette tombe. En revanche, je vois très bien ce que sa bourse pourrait y gagner au cas, par exemple, où l’on aurait enlevé le corps de M. de Ferronnet. Ce Legros que l’on ne retrouve pas n’a certainement pas renoncé à s’approprier mes terres…
— Allons ! Allons ! Ne fabulez pas ! Quel pouvoir peut encore garder ici un homme pourchassé et condamné à mort ?
— Pourchassé très mollement. Quant à la condamnation, elle tomberait d’elle-même si je pouvais être impliqué dans une affaire aussi nauséabonde que celle dont on m’accuse. Je suis un des principaux planteurs de Saint-Domingue et je crois avoir fait du bon travail à « Haute-Savane ». Enfin, je ne me livre à aucune contrebande. J’espérais que le représentant du gouvernement, ou même le Conseil du Cap, pourrait m’aider. Ne fût-ce que par solidarité…
Barbé-Marbois quitta son fauteuil et vint s’adosser à son bureau face à son visiteur et beaucoup plus près.
— Je vais être franc, monsieur de Tournemine, et brutal. Si graves que puissent être les ennuis qui vous assaillent, vous n’avez rien à attendre de la solidarité de vos pareils. On vous reproche beaucoup de choses ici…
— Je vois mal ce qu’on
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