Haute-savane
Désirée, mais tu ne sais pas tout. Ceux qui ont tué Celina ne la laisseront certainement pas reposer en paix. Ils violeront sa tombe, emporteront son corps pour en faire des petits morceaux qui serviront à la préparation de philtres, de charmes d’autant plus redoutables qu’elle était plus puissante. Il ne faut pas qu’elle serve, elle qui était si grande, aux sales affaires de la magie noire.
En écoutant Désirée, Gilles se surprit à penser qu’il y avait, entre des religions situées aux antipodes les unes des autres, d’étranges similitudes. Désirée craignait que le corps de la prêtresse du Vaudou ne soit morcelé… exactement comme les chrétiens morcelaient les corps saints pour en faire des reliques, mais il se secoua vigoureusement, se reprochant de se laisser gagner par les coutumes étranges et l’atmosphère quasi païenne de Saint-Domingue.
— Il en sera fait comme tu le souhaites, dit-il. La tombe de Celina sera gardée. Moi-même je participerai à cette garde mais à une seule condition : ceux qui veilleront seront cachés et personne, hormis toi, ne saura qu’il y a une garde. C’est à cette seule condition que j’accepte… Ne me demande pas pourquoi et veille à tenir ta langue.
La grande fille noire s’inclina.
— Je ne dirai rien, maître ! Il me suffit de savoir que tu veilleras toi-même car je crois te comprendre : tu espères ainsi prendre au piège ceux qui ont tué Celina.
— Exactement…
C’était, en effet, l’idée qui lui était venue et cette idée lui rendait courage et confiance en l’avenir. S’il parvenait à s’emparer de l’assassin, peut-être arriverait-il par lui à remonter jusqu’à Legros et à son infernale Olympe car, il en était persuadé, tous les coups qui l’accablaient venaient de ce misérable. Tant pis pour celui ou celle qui tomberait entre ses mains ! Ce serait sans le moindre remords qu’il le remettrait aux mains de Pongo pour obtenir des aveux.
Avec la perspective d’une action directe revenait le goût du combat, le besoin de se défendre jusqu’au bout et s’il fallait faire de « Haute-Savane » un camp retranché il y lutterait jusqu’à son dernier souffle, mais ne se laisserait pas chasser de chez lui par qui que ce soit, prêtre ou démon. À aucun prix ! Et peu à peu, un plan de bataille s’esquissait dans son esprit.
La première chose à faire était de mettre à l’abri les femmes de la maison puis d’aller voir si, tout de même, il ne serait pas possible d’obtenir une aide des autorités constituées. Et, tandis que s’ordonnaient les funérailles de Celina, il écrivit une lettre à Gérald de La Vallée lui demandant s’il pouvait recevoir chez lui durant quelques jours non seulement Judith et sa femme de chambre, mais encore les dames Gauthier. Sans douter d’ailleurs un seul instant de la réponse, les La Vallée étant les gens les plus hospitaliers du monde et leur maison de « Trois-Rivières » assez vaste pour abriter au moins quatre familles. Or, le couple y vivait seul pour l’instant, les deux fils étant absents, l’un effectuant son tour d’Europe et l’autre, entré à l’école des pages de la Grande Écurie, entamant à Versailles une carrière à la fois mondaine et turbulente comme il était de règle chez messieurs les pages.
Sa lettre dûment sablée, cachetée et partie pour « Trois-Rivières » dans les fontes de Cupidon, le valet d’écurie, Gilles alla seller lui-même Merlin et partit pour le Cap.
Quand il y arriva, le canon de partance tonnait encore pour le vaisseau de 80 canons qui sous toute sa toile courait vers la ligne bleu sombre de l’horizon tandis que claquaient au vent les pavillons joyeusement colorés de son grand pavois. M. de La Luzerne s’en allait rejoindre son maroquin de ministre de la Marine. Le port déjà l’oubliait et avait repris son trafic dans le vacarme des cabrouets qui faisaient continuellement la navette entre les navires à quai et les magasins où s’affichaient les prix des marchandises à vendre et les listes des cargaisons que l’on débarquait.
Habitué, Gilles traversa la foule bruyante et colorée sans y prêter attention, gagnant les bâtiments de l’intendance où il n’eut d’ailleurs aucune peine à obtenir audience, les personnages officiels étant, à Saint-Domingue, infiniment plus accessibles que leurs confrères de la métropole.
Vêtu comme un planteur riche de toile blanche
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