Haute-savane
habitants qui ont fait preuve d’une générosité peut-être au-dessus de leurs moyens – si certaines créances s’obstinaient à ne pas rentrer, ou, tout au moins, n’étaient pas couvertes par des importations particulièrement intéressantes.
Il savait qu’en entrant ainsi dans le vif du sujet il contrevenait aux indications que lui avait données Vergennes dont toute la diplomatie, fort habile d’ailleurs, pouvait se résumer en une phrase qu’il aimait à répéter :
« La méthode la plus sûre pour faire réussir une négociation est d’entrer, autant qu’il est possible, dans le génie et l’inclination de ceux avec qui on négocie… » Mais il savait aussi que s’il abondait dans le sens de Washington et commençait à s’attendrir sur les difficultés financières des États-Unis, les créances françaises se trouveraient sinon enterrées joyeusement, du moins reportées aux calendes grecques.
Washington, qui avait rendu la main à son cheval et se dirigeait à présent, au pas, vers une grosse ferme dont les toits bosselaient l’horizon d’une grande prairie, eut un petit rire, où n’entrait pas beaucoup de joie.
— Dites-moi, mon ami : à qui vous-même, votre ministre et votre roi pensiez-vous avoir affaire en portant, ou en écrivant une telle lettre ? dit-il en tirant à demi de sa poche le papier en question. C’est au Congrès qu’il faut adresser les réclamations. Pas à moi qui ne suis plus rien… qu’un simple citoyen.
— Un simple citoyen ? Vous ? Le libérateur !
— Quel grand mot ! J’ai mené une guerre, en effet, et Dieu a bien voulu nous donner la victoire. Mais la guerre est finie et moi, depuis le 4 décembre 1783 où, à New York, j’ai pris congé de mes troupes, je ne suis plus, je le répète, qu’un citoyen des États-Unis parmi beaucoup d’autres : un planteur, un éleveur…
— Et vos troupes vous ont laissé partir ainsi ? Elles vous adoraient à l’instar de Dieu le Père !
— Elles ne pouvaient guère faire autrement. D’ailleurs, il n’y a plus de troupes. L’armée est démobilisée en quasi-totalité. Savez-vous à combien d’hommes se montent actuellement ses effectifs ? À soixante-dix hommes.
— Vous dites ?
— Je dis soixante-dix, fit Washington avec sérénité : vingt-cinq qui ont pour tâche de garder les armes et les équipements à Fort Pitt et quarante-cinq pour garder West Point.
Tournemine se sentit tout à coup monter une grande chaleur.
— C’est effrayant… Et un peu ridicule.
— Pourquoi donc ? Nous n’avons plus d’ennemis. Donc nous n’avons plus besoin d’armée. Mieux valait renvoyer chacun chez soi, là où le travail attendait. D’autant que nous n’avons pas pu payer tout le monde. Tant s’en est fallu !
— Je vois !
Ce qu’il voyait surtout, c’était une longue et tortueuse impasse dans laquelle étaient en train de s’engager paisiblement les créances françaises et, comme il n’avait du jeu subtil de la diplomatie que des notions plutôt rudimentaires, il déclara nettement son sentiment :
— Dois-je donc vous prier, général, de me rendre cette fameuse lettre afin que je puisse aller la lire à ces messieurs du Congrès ? Il faut, en effet, que je puisse envoyer à Versailles une réponse, quelle qu’elle soit.
— Il n’y a aucune raison pour que vous alliez lire mon courrier à ces… personnages brouillons qui d’ailleurs n’y comprendraient pas grand-chose…
Laissant son interlocuteur apprécier à sa juste valeur le temps léger qu’il avait pris avant d’appliquer un qualificatif aux membres du Congrès, Washington alla sans se presser vérifier le système de fermeture d’un pacage puis revint, au petit trot, rejoindre son jeune compagnon.
— Tout à l’heure, fit-il avec un mince sourire, je vous ai demandé à qui vous pensiez vous adresser en venant me porter les plaintes françaises. À présent, je vais vous poser une autre question. À votre avis, qu’est-ce que c’est que le Congrès ?
— Mais… n’est-ce pas évident ? La réunion harmonieuse des représentants des treize États dont se composent, à l’heure présente, les États-Unis de l’Amérique septentrionale dans le but d’assurer le gouvernement du nouvel État né de la victoire.
Brusquement, le général Washington partit d’un énorme éclat de rire, un rire qui contrastait violemment avec la majesté naturelle du grand homme et qui laissa
Weitere Kostenlose Bücher